Le Prince et le Pirate

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Le prince et le pirate

Il était une fois, dans un pays lointain, un jeune prince qui vivait dans un somptueux palais. Son père, le Roi, régnait sur un royaume paisible, où chacun vivait dans la joie et le bonheur des choses simples. La prospérité du royaume était telle qu’elle avait franchi les frontières et les mers.

L’enfance du Prince fut des plus heureuses, jusqu’au jour cruel où sa mère, la Reine, s’en alla rejoindre l’autre monde, terrassée par une mauvaise pneumonie. Le Prince était alors âgé de douze ans. Il avait toujours été très proche de sa mère, aussi, chaque jour, il rendait grâce à cette femme merveilleuse, à la bonté sans pareille. Il coupait chaque matin une rose de l’immense rosier royal qui trônait au coeur du jardin de la cour et il venait la déposer sur sa tombe majestueuse.

Des années plus tard, il se remémorait toujours avec émotion ses meilleurs souvenirs avec elle, ainsi que cette petite phrase qu’elle lui répétait sans cesse : « On ne voit bien qu’avec le coeur, l’essentiel est invisible pour les yeux ». Elle avait l’habitude de le serrer dans ses bras en prononçant ces mots, et comme ils résonnaient dans sa mémoire, il sentait presque l’étreinte de ces bras qui lui manquaient tant.

Le Roi avait été inconsolable. Jamais il ne reprit épouse. Il éleva son fils avec amour et tendresse, veillant à son éducation et à son épanouissement. Le Prince se révéla avoir de grandes qualités : il était bien fait de sa personne, son visage reflétait un charme tout en finesse et ses traits étaient incroyablement doux. Il était rapidement devenu la plus fine lame alentour et ses prouesses au scrabble forçaient l’admiration de tout un chacun.

Un jour qu’il se promenait dans les bois, non pour chasser des animaux – parce que la chasse, c’est mal ! – mais pour les observer, il aperçut sur la plus haute branche d’un arbre, un nid patiemment tressé de menus branchages.

A l’intérieur, la maman oiseau commençait à s’agiter. Sous ses ailes, une couvée de trois oisillons au plumage déjà merveilleusement coloré gigotaient en tous sens. Brusquement, la mère, du dos du bec, fit basculer sa progéniture par dessus bord.

Horrifié par ce geste infanticide, le Prince détourna le regard, incapable de supporter la vue de l’éventuel carnage. Quelques secondes plus tard, il reporta son attention sur le nid : « Méchante oiselle, dit-il à la mère, tu voulais les tuer, n’est-ce pas ? Comment se fait-il que Nature t’ait faite aussi cruelle ? ».

Pendant un instant, il fut tenté de lui jeter quelque pierre, mais il oublia son geste en entendant avec soulagement les pépiements des oisillons éparpillés aux quatre coins de l’arbre. Il fut d’autant plus rassuré qu’il vit le plus téméraire d’entre eux s’élancer dans les airs et s’élever jusqu’à regagner hardiment son nid.

En rentrant au palais, il raconta cette terrible scène au Roi.

– Vous rendez-vous compte, mon père, elle aurait pu les tuer, tous !

– Calmez-vous mon fils, et souffrez que je vous explique son geste. C’est là le comportement naturel de la maman oiseau. Quand sa portée a atteint un âge auquel elle est censée pouvoir vivre de ses propres ailes, la mère n’a d’autre choix que de la mettre à l’épreuve : regagner le cocon familial par ses propres moyens, et surtout, apprendre à voler. Ceux qui parviennent à survivre seront saufs et pourront dès lors prétendre à une vie heureuse de volatile. La mère est un des premiers déclencheurs de ce qui s’appelle la sélection naturelle. Ainsi, ce geste, aussi cruel vous semble-t-il, est une épreuve destinée à leur enseigner les dures réalités de la vie. La vraie vie ne se joue pas à l’abri douillet d’un nid de branches et de plumes. La réalité de la nature dans sa grande sauvagerie est toute autre. La mère le sait, et c’est une des premières leçons qu’elle se doit de donner à sa progéniture. »

Bouleversé par cette accablante histoire, le Prince se retira dans sa chambre, pensif. Cette nuit-là, il rêva de sa mère, douce et aimante, penchée sur sa couche, lui chantant sa berceuse préférée de sa voix chaude et profonde. Puis soudain, il observa avec horreur ses traits se déformer: un bec jaillit au beau milieu du visage maternel, un bec large et aiguisé, qui semblait rougeoyer sous la morsure de braises infernales. « Va-t’en ! Va-t’en ! Mais envole-toi donc ! » hurlait-elle d’une voix de crécelle. Et ce faisant, elle le poussait jusqu’au bord du lit d’où il finit par tomber. La chute fut vertigineuse, mais au lieu de ressentir l’immense souffrance qu’il s’attendait à vivre à l’impact, il se réveilla en sursaut, le souffle court, les draps en sueur.

Le lendemain, rongé par ses souvenirs oniriques, il alla trouver le Roi. Il avait pris une importante résolution.

– Mon père, je vais partir, annonça le Prince.

– Où voulez-vous vous rendre mon fils ? Dans notre résidence estivale, sur les bords du lac, ou bien chez votre cousin…

– Non mon père, l’interrompit-il. Je dois à mon tour expérimenter les dures réalités de la vie. Comment le pourrais-je, ici ? Ce palais est le plus merveilleux des nids, j’en conviens, mais vous me l’avez dit vous-même hier : ce n’est pas ainsi que l’on apprend la vraie vie. Comment pourrais-je espérer être un bon roi si je ne connais ni le monde, ni la réalité de mes sujets ?

– Je vois…

Le Roi, soudain soucieux, porta une main puissante sur l’épaule de son auguste descendance.

– Votre courage vous honore, mon fils, poursuivit-il. Néanmoins, je crains que vous ne soyez pas assez préparé au monde extérieur. Ces dures réalités que vous évoquez méritent leur qualificatif, et il me semble imprudent de vous laisser vous aventurer…

– Mon père, je vous en prie. Je le dois, insista le Prince. Je vous promets de ne partir que pour une durée raisonnable. Une année, pas plus.

– Une année entière ? Mais mon fils, vous n’y songez pas ! Je vous rappelle que vous aurez atteint votre vingt et unième année dans six mois à peine, et que vous devrez à cette date, épouser la princesse de votre choix.

– Mon père, je…

– Non, je suis désolé mon fils, mais vous ne pouvez déroger à cette tradition. Soyez de retour dans six mois, pas un de plus. Et il vous faudra dans ce laps de temps trouver votre mie.

Le Prince hésita. Six mois suffiraient-ils à prouver ce qu’il avait à prouver ? Il n’en savait rien. Finirait-il par se sentir homme ? Toute sa vie, il avait été conditionné pour être roi, mais à présent, il avait besoin de savoir qui il était, et s’il était un homme suffisamment bon pour devenir un bon roi, un grand roi. Résigné, il accepta les conditions paternelles : il lui faudrait se hâter dans sa quête.

Soucieux de ne point perdre de temps, le Prince partit dès le jour suivant. Il fit seller son plus beau cheval, prépara son paquetage à la hâte et fit ses adieux au Roi qui sanglotait pudiquement. Il fut convenu que le Prince partirait avec une bourse modérément garnie et le Roi lui fit promettre de le faire quérir au moindre problème. « Ce n’est point comme cela que j’envisage cette expédition, père, mais je vous promets d’être prudent et de vous revenir à la date prévue. Prenez soin de vous, et veillez à m’organiser une noce aussi stupéfiante que je me l’imagine ! » Le Prince savait que ces quelques mots suffiraient à regonfler d’espoir le coeur inquiet du bon roi. Il l’embrassa chaleureusement, enfourcha sa monture et s’en fut.

Durant les premières semaines, il sillonna forêts et campagnes, allant de villes en villages, découvrant de nouvelles odeurs, de nouvelles saveurs, et réalisant la complexité d’une vie de travail. Les paysans usaient leur santé au contact de la terre, ils en avaient l’odeur âcre et même la couleur. Les forgerons, couverts de suie, souffraient dans leurs chairs de la chaleur dévorante de la forge. Les boulangers suaient avant même l’aube et portaient le teint pâle des farines. Les femmes passaient des heures les mains dans l’eau froide des lavoirs, elles transportaient d’innombrables ballots de linge qui tassaient leurs silhouettes. Partout, le Prince se trouvait confronté à la moiteur, à la fatigue et aux basses besognes des gens du peuple. Et pourtant, chacun semblait s’en accommoder tant bien que mal. Le quotidien de ces gens, c’était cela la réalité.

Au fur et à mesure de ses pérégrinations, il rencontra moult personnalités, il salua et se noua d’amitié avec des représentants de chaque corps de métier, il démontra à chacun son envie d’apprendre et de bien faire en participant aux diverses tâches des uns et des autres. Et tout cela sans que personne ne se doutât de son identité. Pour garder son anonymat, il s’était trouvé un  sobriquet : on l’appelait « Loiseau ».

Un jour qu’il arrivait dans une ville côtière, il remarqua un superbe galion sur le point de s’ancrer à quelques dizaines de mètres du rivage. Arrivé au port, il l’observa plus avant. Même à cette distance, il pouvait admirer ce chef-d’oeuvre d’architecture navale et, bien qu’il n’y connût rien, il remarqua la figure de proue : il s’agissait d’un buste sculpté, brandissant un sabre. Le visage comme le torse ne permettaient pas de deviner s’il s’agissait de la représentation d’un homme ou d’une femme, mais les traits étaient étrangement à la fois doux et sauvages. Sur le navire, on s’affairait. Des hommes à demi vêtus râlaient en mettant les canaux à la mer. La mécanique semblait bien rodée et très rapidement, un petit groupe d’hommes embarqua sur chacun des canaux, au nombre de trois. Le Prince vit alors s’avancer un homme qu’il devinait élégamment habillé. A son côté gauche pendait un sabre. Celui-ci embraqua à son tour sur la première navette et fit un geste en direction du port. Aussitôt, le convoi se mit en branle.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour mettre pied à terre. Le Prince les considéra avec attention. Il n’était pas encore familier du tout avec ces hommes de mer. Il étudia scrupuleusement leur démarche, leur langage, leur attitude. Ils riaient entre eux et s’injuriaient copieusement. Ils semblèrent se concerter avant de se disperser à travers les rues de la ville. Le Prince, fasciné par ce nouveau milieu, se décida à suivre l’homme élégant.

De près, il était bien plus jeune qu’il ne le pensait. Son visage était angélique, mais ses yeux brillaient d’un éclat déstabilisant. Il était grand, assez large d’épaules bien que sa silhouette restât svelte et sa démarche affirmait une prestance qui n’avait rien à envier à celle du Prince. Quand il pénétra dans une taverne, Le Prince fit de même. Il restait à quelques pas de lui en essayant de suivre la discussion qui s’engageait.

– Bien le bonjour, Capitaine, le salua le tenancier. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

– Ola mon brave, je vais commencer par une pinte bien fraîche, répondit le Capitaine.

Ce faisant, il ôta son chapeau et le Prince fut surpris de voir une cascade de cheveux noir de jais en sortir. Une mèche lui tombait sur le visage, lui masquant quasiment l’oeil droit. Pendant un instant, le Prince se fit la réflexion que ce curieux personnage ressemblait assez à la figure de proue de son navire. Intrigué, il s’approcha du comptoir et comme le tenancier l’interrogeait du regard, il commanda la même chose que son voisin. Même s’il tentait de ne pas se faire remarquer par le Capitaine, il devint très vite l’objet de son attention. Celui-ci le dévisagea avec une expression indéfinissable. Sur un ton désinvolte, le Capitaine se présenta, tendant une main fine mais solide en direction du Prince. Ce dernier s’en saisit et dit : « On m’appelle Loiseau, monsieur ».

– Alors le somptueux vaisseau qui vient d’arriver est le vôtre, Capitaine ? poursuivit-il.

– Oui, c’est ma Rikazaraï, confirma le jeune homme. Je la poursuis plus que je ne la dirige et c’est là toute l’ironie de ma situation, monsieur.

– Il est magnifique.

– Elle, le corrigea le capitaine.

– Oui, bien sûr. Elle.

Comme le Prince s’excusait, son interlocuteur se fendit d’un sourire. Son visage en fut tout illuminé et le Prince, ému, lui rendit son sourire. Une longue conversation s’engagea alors entre les deux hommes, une conversation qui ne fut entrecoupée que pour commander deux nouvelles pintes. Le Prince, curieux de savoir, posait mille questions sur la vie de marin et de capitaine au long cours. Face à lui, le jeune homme lui tenait un discours assez blasé. Bien sûr il avait sillonné les mers, vécu une infinité de situations plus cocasses ou sordides les unes que les autres, bien sûr il était libre de voyager au gré du vent, mais cette vie semblait le lasser.  « On ne se connait pas, Loiseau, aussi je peux vous confier un secret. J’ai vécu bien des aventures dans ma vie, aujourd’hui, je n’aspire plus qu’à une seule chose. Trouver le… la personne qui saura faire mon bonheur et m’établir en quelque endroit paisible ».

Étonné, le Prince s’exclama :

– Mais vous semblez si jeune ! Je ne dois pas l’être beaucoup plus que vous mais il m’apparaît que je ne voyagerai jamais assez, et je le regrette déjà !

– Oh, vous savez, aller et venir… ça va quand on sait où l’on veut rentrer, où on est attendu.

Ce disant, le Capitaine balaya négligemment de la main sa mèche brune. Le Prince put alors plonger son regard dans l’océan ténébreux de ses yeux. Comme la mer à quelques pas d’eux, ils étaient d’un bleu profond, et si tumultueux qu’on y devinait un univers vivant de contradictions. Étrangement, le Prince trouva cela réconfortant.

Quand vint le moment de payer, le Prince chercha en vain quelque écu au fond de sa bourse. Affolé, il s’excusa auprès du tenancier, lui promettant de venir le dédommager aussi vite que possible. Il envisagea même de faire quérir une nouvelle bourse auprès de son père tant il se sentait gêné d’être pris en faute devant son nouvel ami. Celui-ci, loin de s’en formaliser, calma aussitôt la colère naissante de l’homme derrière le comptoir en lui disant « C’est pour moi ! ». Il déposa insoucieusement la somme requise et rajouta royalement un bon pourboire, puis saisit son chapeau, esquissant un pas vers la sortie.

Comme le Prince se confondait en excuses et en remerciements, le Capitaine se retourna vers lui et dit : « Qu’allez-vous faire, maintenant, Loiseau ? Une vie de marin vous tenterait-elle ? Vous auriez tout le loisir de rembourser votre dette, et même de vous constituer un petit pécule si vous acceptez d’entrer à mon service sur la Rikazaraï ».

L’idée ravit le Prince qui fut tenté d’acquiescer sur le champ, cependant, n’ayant pas oublié la promesse qu’il avait faite à son père, il voulut d’abord obtenir la certitude qu’il pourrait être rentré à temps.

– Ne vous inquiétez pas pour cela mon brave. Je suis bien obligé de rentrer au port, ici ou ailleurs, toutes les quatre à six semaines, ravitaillement oblige. Et puis mes hommes perdraient vite la tête s’ils ne pouvaient jouir des plaisirs terrestres trop longtemps, expliqua le Capitaine dans un clin d’oeil entendu.

 – Dans ce cas, je suis votre obligé, mon Capitaine, répondit le Prince en se demandant si son nouvel employeur comptait également sur chaque escale pour s’adonner à certains plaisirs.

Aux cours de ces dernières semaines, il avait souvent entendu les hommes plaisanter sur les joies et les caprices de leurs dames. D’aucun semblait enclin à chanter les louanges de telle ou telle beauté, quant au plaisir de la chair… bien qu’exprimé de façon trop souvent vulgaire, il semblait être un des rouages essentiels de cette réalité qui lui échappait encore. Lui-même n’avait guère connu d’attirance, du moins rien de comparable à l’idée qu’il en avait perçue.

Il quitta ses pensées pour convenir avec le Capitaine d’une heure et d’un lieu pour l’embarquement.

Dès le lendemain, et après avoir passé une nuit à la belle étoile, il vendit son cheval à un bon maréchal ferrant, qui lui promit d’en prendre le plus grand soin et il gagna le port. Les canaux de la veille l’attendaient, de même que le Capitaine et ses matelots.

Après de sommaires présentations, ils partirent en direction du navire. L’ambiance était plus pâteuse ce matin, et chacun semblait nostalgique à l’idée de quitter le port, alors que le Prince, lui, bouillait d’impatience. Fort heureusement, arrivé à bord, chacun retrouva ses tâches et la bonne humeur s’installa dans les coeurs. Déjà, ils chantaient quelque chanson paillarde.

Charmé, le Prince regardait partout autour de lui et s’imprégnait de ces nouvelles sensations. Mais très vite, il s’aperçut qu’il ne savait que faire. Il ne connaissait rien aux bateaux ni à la navigation, et comme il s’interrogeait soudain de son utilité à bord, le Capitaine l’interpella. Il le fit pénétrer dans une vaste cabine où trônait un magnifique bureau sculpté et doré, ainsi qu’une grande bibliothèque et, dans un coin plus sombre, une couche sommairement établie.

« Comme je suppose que vous n’avez aucune expérience de marin, je vous propose donc de venir chaque jour ici, juste après le déjeuner, et me faire la lecture pendant une heure ou deux. Vous me semblez être de ceux qui sont plus familiers des livres que des cordages ou des brosses. Vous pourriez également me servir de secrétaire, occasionnellement. Le reste du temps, vous serez libre d’errer à bord et d’apprendre tout ce qu’il vous plaira d’apprendre. Vous pourrez au besoin emprunter quelques ouvrages sur ces étagères et vous vous joindrez à moi pour les repas. Cela vous convient-il ? »

Confus, le Prince demanda :

– Monsieur, cela me convient, mais pourquoi êtes-vous si bon avec moi ? Je ne mérite aucun traitement de faveur et si je suis inexpérimenté, je vous promets de mettre du coeur à l’ouvrage et de ne pas compter les efforts.

– Je n’en doute pas Loiseau, mais il en va ainsi de mon plaisir.

C’est ainsi que débuta l’aventure maritime du Prince. Le navire était chargé de marchandises diverses qui provenaient de contrées exotiques. L’équipage devait les acheminer jusqu’à leurs commanditaires. Tous avançaient au rythme du vent et à la force de leurs bras. Le temps imposait sa loi sur l’océan et chaque journée dépendait aussi bien du ciel que de la mer. Le Prince découvrit une vie difficile mais utile, où chaque mouvement semblait chorégraphié pour convenir parfaitement à la situation. Chaque geste était mesuré, et la vie de ces hommes – et la sienne par la même occasion – dépendait de leur efficacité.

Chaque jour, il allait faire la lecture au Capitaine et ils passaient des heures ensemble, à discuter de tout et de rien. Le Capitaine semblait toujours soucieux du bien-être de sa nouvelle recrue, qu’il traitait bien plus en hôte qu’en employé. L’équipage ne paraissait pas se formaliser de cette indulgence à son égard, et chacun le saluait et le considérait avec chaleur. On lui racontait mille histoires et anecdotes et très vite, il s’était aperçu que tout le monde à bord parlait du Capitaine en le surnommant le Pirate. Il s’en étonna car rien dans l’attitude de celui-ci n’aurait laissé penser de tels agissements : jamais il n’avait rencontré quelqu’un d’aussi bon, gentil, prévenant, désintéressé que le Capitaine. Aussi voulut-il en savoir plus mais étrangement, personne ne daigna lui donner la moindre explication.

Un jour qu’ils étaient dans la cabine du Capitaine, le Prince prit son courage à deux mains et s’enquit :

– Mon Capitaine, pourrais-je savoir ce qui vous a valu le surnom de Pirate ?

– Ah… rougit-il. En fait, il y a deux explications à cela. La première, c’est que je suis le fils d’un des plus grands pirates de notre temps. Mon père a beaucoup fait parlé de lui avant ma naissance. Il sévissait sur toutes les mers, tous les océans et terrorisait bien des marchands, comme moi. Il est mort quelques semaines avant que je ne voie le jour. Ma mère m’en dressait un portrait bien peu glorieux et sa renommée me poursuit malgré moi.

Comme le Capitaine se taisait, le Prince demanda : « Et qu’en est-il de l’autre raison ? »

Visiblement gêné, le Capitaine poursuivit :

– L’autre raison vient du fait que… contrairement à la plupart des hommes, j’aime… autrement.

– Comment cela ? insista le Prince, innocemment.

– Je veux dire que je n’aime pas les femmes, je préfère les hommes, lâcha le Capitaine de but en blanc. Certaines personnes considèrent ces amours comme barbares. Aussi, me voilà doublement pirate ! s’exclama-t-il dans un sourire faussement enthousiaste.

– Ah. Je n’avais jamais pensé que…

Le Prince se perdit dans ses réflexions tout en observant les lèvres pincées de son interlocuteur. Il était vrai qu’il n’avait jamais entendu parler de cette forme d’amour. Il n’avait donc jamais pu l’envisager. Mais maintenant que l’idée lui était exposée, il se fit la réflexion que, loin de lui sembler « barbare », cette idée lui apparaissait… digne d’intérêt.

Souvent au cours de ses dernières semaines à terre, il avait pu constater les oppositions monumentales, les incompatibilités entre les deux sexes. Il avait souri en entendant des hommes se lamenter des caprices et des manies incompréhensibles de leurs épouses. Déjà, il avait supposé qu’il ne devait pas être évident tous les jours de vivre de tels tourments… et les femmes, qui ne l’avaient jamais vraiment intrigué, avaient presque fini par l’effrayer. Il avait pensé à la promesse faite à son père et craignait de ne pouvoir en tenir le second volet. Apprenant qu’un homme pouvait en aimer un autre, il se prit à  examiner la chose différemment.

Cette nuit-là, il ne dormit guère. Dans son esprit, il se répétait : « Et les hommes ? Et un homme ? Pourrais-je aimer un homme ? »

Et comme il tentait d’y voir plus clair, le visage du Capitaine s’imposa à lui. Était-il possible qu’il aimât déjà ? Ce lien particulier qu’il entretenait avec son Capitaine, cette curieuse chaleur qui l’envahissait en sa présence, ce sentiment de complétude qu’il éprouvait depuis qu’il était à bord, alors qu’il n’entendait rien au monde maritime…

Brusquement, il se leva de sa couche, convaincu mais dérouté par sa raison : il aimait. Il l’aimait, lui. Trop agité pour trouver le sommeil, il gagna le pont supérieur pour respirer l’air du large. Arrivé là-haut, il remarqua de la lumière filtrer sous la porte de la cabine du Capitaine. Surpris de le savoir éveillé à cette heure tardive et impatient de démêler le fin mot de l’histoire, il frappa doucement à la lourde porte. Il se rendit compte que son coeur battait la chamade mais ce fut pire encore quand la porte s’ouvrit.

Le capitaine était torse nu. La flamme vacillante de la bougie laissait voir sa peau délicate. Ses muscles fins sculptaient un corps gracile et viril en même temps. Dans ses yeux, le Prince lut la violence d’une intention que le Capitaine réfréna aussitôt. Il se contenta de lever un sourcil interrogateur.

Le Prince ne pouvait pas bouger ni articuler quoi que ce fût. Il était totalement médusé par ce corps qui s’offrait pour la première fois à sa vue. Toute la journée, il voyait les torses nus de ses compagnons marins sans tressaillir, mais ce corps-là le bouleversa. Il se surprit même à envoyer sa main en quête de la sensation de cette peau si attractive. Mais il retint son geste à quelques centimètres du but, arrêté par la stupeur qu’il lut dans le regard du Capitaine. Entre eux, l’air se fit électrique.

A nouveau, les yeux du Capitaine brillèrent d’un éclat qui trahissait un désir que désormais le Prince pouvait reconnaître comme équivalent au sien. A brûle pourpoint, il fit un pas vers la cabine. Le Capitaine s’effaça pour lui céder le passage et referma la porte derrière lui.

Quand il se retourna, le Prince fondit sur lui et sans lui laisser le temps de dire le moindre mot, il déposa maladroitement sur ses lèvres un chaste baiser.

– Mon ami, je ne pense pas que vous mesuriez la portée de ce que vous faites… commença le Capitaine.

– Vous avez raison, je ne mesure plus rien. Je sais juste, comme on sait que l’on doit respirer, que si je ne vous embrasse pas, ni ne vous touche, je risque fort d’en mourir, répondit le Prince se laissant emporter par sa passion.

Ému, le Capitaine saisit la main tremblotante du Prince et la porta à sa nuque. Puis il fit passer son bras vacant autour de sa taille, se constituant ainsi prisonnier de son soupirant. Le Prince, lui, osait à peine respirer. Conscient de tenir dans ses bras l’objet de son désir, il se risqua à resserrer son étreinte, ce qui fit naître un sourire rassurant sur le visage sérieux du Capitaine. Ce dernier porta lentement ses lèvres à la hauteur de celles du Prince et l’embrassa à son tour.

Cette fois, le baiser se fit tendre et gagna en intensité. Leurs corps, désormais soudés, s’entrelaçaient au rythme de leurs bouches, de leurs langues. Comme ils durent retrouver leur respiration, le Capitaine entraîna le Prince vers sa couche et l’y fit asseoir aussi délicatement que possible.

– Vous êtes surprenant, Loiseau. Mais avant d’aller plus loin, je dois vous dire que, si je vous aime et vous désire depuis fort longtemps, le voyage que nous entreprenons là est souvent sans retour. Vous pourriez y laisser vos ailes, Loiseau, s’inquiéta le Capitaine dans un tendre murmure.

– Au contraire, c’est donc avec vous que j’apprendrai enfin à voler, s’entendit dire le Prince. Et il attira le le Capitaine contre lui en l’étreignant dans un nouveau baiser.

Cette nuit-là, ils s’aimèrent dans la certitude d’une aventure aux lendemains heureux, bercés par une houle légère.

A l’aube, ils atteignaient leur destination. Les deux hommes n’avaient guère dormi et, outre leurs ébats, ils avaient passé une bonne partie de la nuit à discuter de la suite. Le Prince avait confessé sa véritable identité à l’élu de son coeur et celui-ci, bien qu’impressionné, n’en fut pas vraiment surpris. Arrivés au port, leur projet était formé. Le Capitaine se rendit à la Capitainerie et annonça haut et fort qu’il désirait céder son navire au plus offrant. Comme la Rikazaraï était un galion de grande classe, il trouva très rapidement preneur. Quelques heures plus tard, il rejoignit le Prince qui s’était chargé de leur trouver des chevaux.

Ils partirent aussitôt et regagnèrent le palais Royal. Quand ils firent leur apparition à la cour, le Roi fut stupéfait. Il ne s’attendait pas à un retour prématuré de son fils et craignait que quelque malheur ne l’ait empêché de poursuivre son expédition plus avant. Il se précipita à sa rencontre et après l’avoir maintes fois embrassé, il s’enquit de la raison de cette avance. Rien n’était prêt pour le mariage qui ne devait pas avoir lieu avant cinq bonnes semaines. « Seriez-vous souffrant, mon fils, que vous voilà rentré si tôt ? », s’inquiéta le bon Roi.

Mais le Prince au contraire, rayonnait de santé et de vigueur. Jamais son visage n’avait exprimé autant de joie et de bonheur.

– Au contraire, mon père, au contraire.

– Alors pourquoi ? s’étonna le Roi.

– Parce que je l’ai trouvé, mon père. J’ai trouvé ma raison de vivre, mon équilibre et la motivation à faire le bien. Je l’ai trouvé mon père, répéta le Prince, ému.

En guise d’explication pour le Roi qui semblait de plus en plus perplexe, il lui présenta le Capitaine qui se trouvait à un pas de là. Le jeune homme s’inclina respectueusement devant son futur beau-père pendant que son amant poursuivait :

– J’ai vécu avec lui les meilleurs moments de ma vie, père, et je ne veux qu’une vie pleine de ces moments-là. Avec lui, je saurai être un roi digne de vous succéder, aimant et juste. Avec lui, je sais que je pourrai tout affronter.

– Mais… mais… commença le Roi.

Incapable de formuler la moindre phrase, il demeura coi quelques secondes, trop éberlué pour réagir de façon rationnelle. Conscient que son fils attendait néanmoins son approbation, le bon Roi sourit.

– Votre mère avait coutume de dire que vous nous surprendriez toujours, mon fils.

– Au moins est-ce là une attente que je suis ravi de combler, mon père ! s’exclama le Prince, qu’un sourire radieux ne quittait pas.

En son for intérieur, le Prince n’avait jamais douté de l’affection de son père, ni de sa capacité à accepter ses choix, quels qu’ils soient. Il savait avoir sa confiance et son amour inconditionnel. Toutefois, il fut soulagé de voir que son amour pour le Capitaine devenait une évidence, tant pour lui que pour la personne qui comptait jusque-là le plus à ses yeux.

Le soir, ils parlèrent de longues heures pendant le dîner, ils racontèrent au Roi leur rencontre, leur vie à bord de la Rikazaraï, leurs projets… A chaque mot, le Roi s’attendrissait sur l’heureux couple. Ils décidèrent de conserver la date du mariage pour les vingt et un ans du Prince et le Roi leur promit un concert privé de Mylène Farmer pour l’occasion.

Avant d’aller se coucher, le bon père que toutes ces émotions avaient chamboulé, fit un détour par la tombe de sa défunte femme. Là, il découvrit qu’on avait déposé deux roses sur le marbre éclatant.

« Tu vois, dit-il en adressant ses paroles aux étoiles, il a finalement su regarder avec son coeur. Tu peux reposer tranquille maintenant. »

J’aurais pu rajouter un « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » mais je trouve que c’est mieux comme ça.

Bon, évidemment, c’est moins intéressant la deuxième fois, et comme j’ai déjà balancé mon projet politique de « Tout le monde il est beau, tout le monde il est content de vivre et partager son homosexualité en toute légalité » dans le conte précédent, il était inutile de réitérer ici. Cela reste néanmoins une histoire comme on pourrait avoir envie d’en lire… 

20 commentaires

  1. rikazaraï, Mylène Farmer : bam !bam !
    et le palais d’été du prince c’est le Dalida ? ^^

    très sympa, plus noir que l’autre d’ailleurs
    c’est vrai que c’est ce genre de conte qui fait vraiment la différence quand t’es gosse
    après lecture des deux je me rends vraiment compte que tout est affaire de point de vue et qu’il suffit de connement présenter à part égale pour dé-diaboliser d’un coup un tabou
    à titre d’exemple, quand tu dis que le prince note des différences monumentale entre hommes et femmes, ce qui est sujet de raillerie et de sexisme dans le réel devient un argument tout à fait recevable sur l’idée de l’amour, comme dirait l’autre « mais est ce que l’hétérosexualité est vraiment naturelle ? »
    on manque d’une éducation, je me sens en manque d’une forme d’éducation qui soit inclusive. Et lire des contes comme ceux là apporte beaucoup à ma réflexion sur le sujet.
    sans faire trop mélo, merci ^^

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  2. Merci B.U.L.L.E! J’ai vraiment adoré… en plus le coup du pirate, très bien choisi à mon goût… Gros gros merci

    PS: Ma requête aurait-elle été une des raisons pour écrire ce conte?

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  3. @venceslas : what else ? 😉
    @vliir : désolée pour Mylène et Rika Zaraï , j’étais un peu en panne ! Si tu trouves ce conte-là efficace aussi, tant mieux donc ! En fait, j’ai même pensé à en écrire un où la situation serait inversée : L’homosexualité serait la « norme » et au beau milieu de la gaytitude pointerait un couple hétéro.
    Mais j’avoue que là, tout de suite, je dis stop au conte de fée.

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  4. Mes passages préférés : « Aquarelle, parce que pour vous messieurs, rien n’est trop beau. »
    et « ses prouesses au scrabble forçaient l’admiration de tout un chacun »

    🙂 🙂 🙂

    Bravo, je m’en vais lire la version féminine maintenant

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  5. Merci bcp pour ce petit conte adorable !
    Même s’il y a des passages un petit peu trop « osés », je pense que je prendrais plaisir à lire cette histoire à mes neveux. Je leur ai déjà expliqué qu’on pouvait aimer qui on voulait, que ce soit un garçon ou une fille, mais c’est vrai qu’il n’y a rien de mieux qu’un joli petit conte.
    Le mieux serait qu’il y ait un méchant pour que les enfants prennent la défense du prince et de son amoureux.
    Quoi qu’il en soit encore merci, j’espère trouver des contes similaires dans les librairies

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