Je rentre chez toi

Quelques mots d’introduction sont nécessaires ici. Pour celles et ceux qui attendent l’épisode 10 de la nouvelle en cours, ne vous inquiétez pas, il est prévu,  je m’y remets dès cette semaine. Vous l’aurez sans doute pour le week-end prochain. 😉

En ce qui concerne la publication du jour… Je sais que j’ai déjà proposé des choses assez personnelles sur ce blog, des réflexions, des anecdotes, des poèmes… Ici, il s’agit aussi d’un poème. Mais j’avoue ne jamais avoir rien écrit ni partagé de plus sincère, nu, et intime que ces lignes-là. Ces mots étaient nécessaires aujourd’hui, ils sont enfin posés. Ils n’atténuent en rien la violence des sentiments qui les ont fait naître et pourtant, ils libèrent en partie ce souffle que je cherche, qui me manque depuis des semaines. Peut-être comprendrez-vous. Peut-être trouveront-ils un écho chez vous aussi. Comme il s’agit de poésie, je n’ai ni scrupule ni fausse pudeur à partager cela avec vous.

Je vous souhaite une bonne et belle fin de week-end, et tout pareil pour la semaine à venir !

Je rentre chez toi

Je rentre chez toi et, avant même que la porte ne s’ouvre, je sais que je vais être transportée. Un pas dans tes odeurs et c’est l’Italie de mon enfance que j’embrasse dans la chaleur familière de ta procuration. Bergère de mes papilles, Marianne de ma mémoire, tu révolutionnes les chemins de la félicité, casserole au poing. Le monde se tait : il entend que je suis chez moi.

Je rentre chez toi comme on s’explore, comme on apprend à s’aimer. Ce qu’il y a de bon et beau en moi, c’est ton héritage, ton visage, ma lumière. A la porte qui grince à peine, tu souris. Tu m’as pressentie plus qu’une mère ne l’aurait pu. Les béances de ton sourire, de tes bras, de ton cœur, me comblent autant que je les rassasie. Le monde n’existe pas : mon monde, c’est toi.

Je rentre chez toi pour respirer. Toi seule sais les secrets de l’air. Il est plus libre et pur au sein de ton foyer que sous n’importe quelle latitude. L’espace n’est que vide si tu ne l’habites pas. L’immensité se cache aux replis de ta robe, Dame Nature ne sublime que par tes conseils : tu es la voix, l’origine, le don. Le monde ne mesure pas sa chance : il te porte, ignorant que tu l’élèves.

Je rentre chez toi comme je suis née, innocente, vulnérable. Mon refuge m’attend au creux de tes caresses. Les nœuds de tes doigts, leur tendre rudesse, l’atmosphère douce et forte de tes paumes sur mes joues, dans mes cheveux, m’immergent dans cette transe que tes chants d’ailleurs et de jadis vibrent sourdement. Le monde ne tourne pas : il danse à ton rythme.

Je rentre chez toi et, sans question ni condition, sans révérence ni préliminaire, je jouis de la générosité de mon existence. Tu es celle qui rassemble, qui nourrit, qui enseigne. Je te suis, te dois et te reviens. De toi à moi, il n’y a pas d’écho mais une continuité : horizontale dans nos poèmes, verticale par le sang, parabolique. Le monde n’a pas de limite : tu es infinie.

Je rentre chez moi.

Je viens de te rendre visite et j’en suis morte. Ils disent que ta santé va mieux, qu’ils peuvent stabiliser ton diabète, calmer tes douleurs. Ils ne voient pas. Ils ne savent rien. Ils ne te connaîtront jamais. Pour eux, tu es ce corps malade, analphabète et décharné, aux prises avec la sénilité muette d’un Chronos en bout de course. Ils ignorent tes démons, tes pleurs, tes cris. Ils anesthésient, camouflent, entretiennent. A aucun moment ils ne mesureront la valeur de ton âme.

Je rentre chez moi.

Je n’arrive plus à regarder le vide dans tes yeux, le vide puis cette folie braillarde qui s’empare de toi et imprègne le monde autour. La bave aux lèvres, les doigts noués autour de cette corde invisible qui t’entraîne dans l’au-delà, tu implores. Tes seuls éclairs de lucidité hurlent un hymne à la mort que je ne peux entendre. Tu es déjà partie. Le monde est perdu, son balancier s’est brisé, l’équilibre est rompu. Le monde est orphelin. Je pleure.

Je rentre chez moi.

Tu es là. Toujours.

à ma grand-mère

19 commentaires

  1. Je vais pleurer. Comme je te comprends. J’ai perdu ma grand-mère, ma mère-bis, le centre de mon univers, il y a un peu plus d’un an. Même si je n’arrive toujours pas à ne pas pleurer, elle a eu la chance de « partir » en bonne santé et en une fraction de seconde. Je n’ose même pas imaginer être à ta place en ce moment et tous les mots d’encouragement ne sont rien. C’est trop dur.

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  2. Le plus intime, et le plus beau sûrement.
    Où la beauté de ce que tu es s’impose comme une évidence. Ça fait du bien de lire ça, @pucedepoesir. C’est un retour à l’essentiel, au sens de la vie : l’amour. Merci !

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  3. Bonsoir, je ne suis qu’une humble lectrice et fan, habituellement je ne laisse pas de commentaire pour des raisons techniques mais ce poème me touche, bien plus que je n’aurais cru…

    Je suis infirmière auprès de nos « petits vieux » comme on dit, et ma chérie aussi et j’ai été des deux côtés, la jeune fille implorant et pleurant, mais aussi la soignante…
    C’est une certitude que nous ne pourrons jamais connaître la valeur de l’âme de ces magnifiques personnes que nous soignons, mais pour ma part je l’imagine, je devine au gré des conversations et des liens sont tissés au fil des jours y compris avec la famille.

    Mon expérience en tant que petite fille perdue et triste auprès d’un corps inerte qui appartenait à celle qui m’avait partiellement élevée m’a énormément changée, j’ai pris conscience de la douleur que pouvait engendrer certains mots… Il faudrait presque faire une copie de ce magnifique poème pour que chaque soignant mesure l’importance de considérer chaque personne âgée comme un être qui a vécu et dont on ignore tout au lieu de les considérer comme des gens malades qu’il faut soigner !

    Bref, ce texte me touche bordel, et il me fait presque verser une larmichette comme on dit chez nous… 😦 merci pour ces beaux écrits !

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  4. Merci @Piloute. Merci pour ce commentaire touchant et merci pour le travail que vous accomplissez chaque jour. Je vous le dis à vous comme je le dis au personnel soignant qui s’occupe de MA petite vieille à moi ! 😀
    J’admire la patience et le courage qu’il faut dans votre métier, et quand je parle de courage, je ne parle pas que du caractère ingrat de certaines tâches, mais du courage de s’attacher immanquablement aux êtres qu’on sait devoir quitter prochainement. C’est inévitable.
    Vous l’aurez compris, il n’y a pas la moindre rancune envers le « Ils » de mon avant-dernier paragraphe. Il n’y a que cette évidence amère : « ils ne te connaîtront jamais ». (Non seulement la démence sénile est un handicap pour apprendre à connaître la vie d’un patient, mais quand en plus ce patient ne s’exprime qu’en calabrais… ça limite !)
    Bref, merci d’avoir su contourner les difficultés techniques pour ENFIN laisser un commentaire ! 😉

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  5. Ouch, oui… tu m’as touchée aussi. Je comprends tellement ce que tu ressens, ça fait 2 ans et demi que ma grand-mère n’est plus elle-même, c’est une toute autre personne dont on s’occupe, elle qui était si indépendante et qui s’occupait de tout le monde.

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  6. C’est une magnifique déclaration d’amour… magnifique et bouleversante.

    Moi aussi j’ai travaillé avec des personnes âgées, en fin de vie, il y a quelques années… et voici ce que j’avais écrit à la suite d’une « rencontre » dans une chambre d’hôpital…

    « A Monsieur Giraudo

    caprice d’une écorce sèche se démembre
    tes feuilles ne bruissent plus calvitie
    mais de terribles lacunes te traversent
    tronc violé aux orifices complices
    un sécateur invisible s’est installé en toi

    marécages aux alliés torrentueux seuls quelques fracas déchirent
    nocturne lumière envahir lumière nocturne
    aux fils faillés tes racines se cramponnent
    le tressage échevelé tournois d’illusions cotonneuses
    prunelles étincelantes comme une brise oxymorique
    « Impeccable » et décharné
    tu vagabondes à travers des fantômes provoqués
    projetés sur la toile absurde
    évasion incohérente amas hétérogène
    boues vapeurs entremêlées de rêve
    une fourchette plantée dans le vide
    joueuse imperceptible et cette fenêtre hypocrite
    toi, témoin du courant d’air
    les capillaires rugueux tendus au vent
    tu n’attends que l’évaporation dans la nuit attirée
    et ce contact en moufle fin du sifflement

    l’apaisement éclot tu t’endors

    leurre leurre l’heure
    pèse sur tes branches aux alvéoles

    closes

    …toujours mes doigts seront écorchés »

    (5/10/ 2007)

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  7. Des yeux qui n’arrivent plus ou ne veulent plus rien retenir.. Des larmes non pas de tristesse mais d’amour ressenti à la vue d’une photo et à la lecture de quelques mots..
    Que serait la vie sans une personne qui vous donne de l’amour sans compter ni rien attendre en retour ?!

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  8. Amie du soir bonsoir !

    Merci pour la réponse, je contourne une nouvelle fois les difficultés insurmontables pour poster…

    Je n’ai évidemment lu aucune rancune, et je reconnais que ce n’est pas un métier facile mais il m’apporte bien plus que ce que je peux donner, et je vous retourne le compliment, j’admire votre métier et la patience qu’il requiert… Patience que je n’ai pas, en témoigneront les élèves qui m’ont eu comme tutrice hihi…

    Je tenais à jusitifier mon admiration anonyme, je n’ai pas internet chez moi (si si, c’est possible !) et je n’ai que mon téléphone sans la 4G dans une ville où le réseau est aussi rare que le soleil dans le Nord… Pour commenter, il me faut de la patience, et la patience est une vertue dont je suis dépourvue.

    Pour finir, je vous conseille à toutes et à tous la jolie chanson de Lynda Lemay, « La Centenaire »

    Merci pour ces textes, merci beaucoup 🙂

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  9. Oh oui ! Contournez encore @Piloute !!! 😀 😀 😀
    J’adore cette chanson de Lynda Lemay, autant que « La place au sous-sol »… et bien d’autres.
    Et merci pour la Ciaccona @Milkyway , je l’ai ratée hier… C’est tout à fait ce qu’il me faut !
    Une bonne soirée/nuit à vous et merci encore.

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  10. Très beau texte ! Très touchant et émouvant qui me rappelle ma mamie (quel égoïsme Julie !) Analphabète également, elle sait juste écrire son prénom (on lui a appris) et comme celui d’un enfant son trait est léger et maladroit. Fuyant l’Espagne sa terre natale, elle habite désormais en France depuis de nombreuses années. Elle mélange le Français, l’Espagnol et le patois ce qui la rend incompréhensible pour la plupart des gens en France … et même en Espagne ! 😀
    Elle n’a pas besoin de maitriser parfaitement le Français pour témoigner son amour aux gens qu’elle aime, elle le fait quotidiennement à travers des gestes, des regards, des repas ! 😀 : D
    Les grands mères savent s’y prendre pour ça !

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  11. Merci @lajuile ! 😀
    Mon autre grand-mère est espagnole (j’suis une vraie méditerranéenne, quoi) alors j’ai, d’un côté un mélange italien-calabrais-français et de l’autre un mélange espagnol (castillan)-catalan-français… Je te raconte pas les réunions de famille ! 😀 😀 😀
    On se sent super-polyglotte dans ces cas-là, non ? 😀 😉

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  12. Je suis très touchée par ce poème.
    Comme beaucoup d’autres personnes, je ne suis pas insensible à ce que vous écrivez.
    Je vous remercie et suis compatissante à ce que vous endurez, connaissant trop bien moi-même cette triste situation.

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