Vacances, canicule et Visiobulle (Chap. 2)

Bon… Je sais que le manque de suivi de cette nouvelle est indécent, mais rien de tel qu’une petite convalescence pour retrouver le temps nécessaire à ces… futilités ! 😉  Je vous prie donc d’excuser le délai et j’espère être plus rigoureuse à l’avenir. Je vous invite éventuellement à vous rafraîchir la mémoire…

Chapitre 1


Chapitre 2

Il est étrange de se laisser surprendre par un souvenir. Il me faudrait sans doute des heures de recherche pour comprendre les mécanismes de la mémoire, mais pour l’instant, rien ne compte plus que ces images que mon esprit dépoussière.

Elle s’appelait Erika. Elle était la nouvelle et éphémère petite amie que mon frère avait emmenée au mariage de notre cousin. Elancée et anguleuse, ses traits étaient à la fois froids et attirants. Je n’avais pas tout à fait vingt ans, elle n’en avait guère plus. Nous n’avions pas échangé plus de trois mots de politesse formelle et la soirée s’éternisait platement. Mon frère, qui avait un peu trop bu, accaparait l’attention de tous en invitant chacun et chacune à danser, comme à son habitude. Lassée, je m’étais éloignée faire quelques pas sur la pelouse parfaitement entretenue du Golf qui hébergeait la fête.

Assise au versant d’une dune qui me cachait des lumières du mariage, j’observais la lune gibbeuse et son règne croissant sur les étoiles, sur la musique éculée d’un Barry White de circonstance. Je ne l’avais pas entendue arriver et quand elle me demanda si elle pouvait s’asseoir à côté de moi, je ne pus retenir un petit cri. Elle sourit et s’assit, collant son épaule contre la mienne dans un geste qui se voulait complice.

« Toi aussi, tu t’ennuies ? » fit-elle en plongeant son regard dans le mien. J’acquiesçai en retenant un frisson. Je ne comprenais pas ce contact. Mon bras me semblait brûler et geler en même temps là où sa peau si douce caressait la mienne. Et si sa peau me troublait, ce n’était rien comparé à ses yeux. La lune qui s’y reflétait leur conférait un éclat surnaturel.

Pour une raison qui m’échappait totalement, j’avais l’impression qu’elle me dévorait du regard, promenant celui-ci de mes épaules à ma gorge, de ma bouche à mes yeux, de mes oreilles à mes seins. Sur son chemin, il allumait un désir inexplicable sous ma peau innocente.

Jamais une femme ne m’avait fait cet effet-là. Et dans l’euphorie de cette soirée de fête à laquelle nous nous dérobions, bercées par les choix malencontreux d’un DJ sans talent, muettes et incertaines, nous nous sommes embrassées, enlacées, embrasées. Ses lèvres chaudes ont éveillé en moi un feu effrayant. Un feu que je pensais depuis lors avoir éteint. Un feu que je croyais dépendant d’elle et d’elle seule.

Nous ne nous sommes jamais revues après le mariage. Je n’ai même jamais voulu repenser à ce moment perturbant. Erika s’est vite évanouie, comme la plupart des petites amies de mon frère. Peut-être était-elle aussi surprise que moi de la tournure de la soirée… Toujours est-il que j’avais refoulé jusqu’à son nom, sa peau, son goût.

Pourtant, là, en une fraction de seconde, mon corps entier se rappelle de tout avec une acuité déstabilisante. Il l’appelle de toutes ses forces, il la cherche là, sur ce ponton, dans cette eau bleue et limpide…

Non, ce n’est pas elle que mon corps cherche, mais bel et bien cette étrange créature marine qui émerge là-bas. Elle n’est qu’un point au loin et en observant plus attentivement, je la vois croiser ses bras sous sa tête et faire la planche, comme si elle envisageait de poursuivre sa sieste au large. Effectivement, elle flotte ainsi une bonne dizaine de minutes, pendant lesquelles je m’assois sur le bord du ponton.

Les jambes ballantes, je l’envie. J’aimerais la rejoindre, me laisser flotter moi aussi et dériver jusqu’à elle, trouver un prétexte pour lui parler… Mais que dire à quelqu’un qui sommeille dans l’eau ? Je souris toute seule, bêtement.

Quand elle s’ébranle à nouveau et se dirige droit sur le ponton d’un crawl parfaitement maîtrisé, je demeure pétrifiée. Que faire ? Partir précipitamment et perdre une occasion de l’observer ? Rester et lorgner sans pudeur ce corps svelte qui réveille en moi toutes ces sensations insensées ? Avant que je n’aie pu prendre la moindre décision, elle bifurque légèrement pour se hisser directement et sans le moindre effort sur la plateforme arrière de son curieux bateau.

Incapable de détourner les yeux, je contemple l’eau, que j’imagine salée, ruisseler le long de son corps gracile. Debout sur la plateforme, elle ébroue sa tignasse blonde de ses doigts fins et ses cheveux, gorgés de soleil et d’une humidité marine résiduelle, s’emmêlent anarchiquement. Dans la plus insolente négligence, elle chasse les gouttelettes d’eau de ses bras et de ses jambes avec ses seules mains, caressant lentement et effrontément chacun de ses membres.

Elle semble rêveuse, son regard absorbé par le large. Quand elle passe distraitement ses paumes sur ses seins pour en faire tomber les perles salées qui s’y accrochent, je sens mon estomac se tordre dans tous les sens, et sans que je ne puisse l’empêcher, mes cuisses se resserrent dans un réflexe suspect.

Sûrement a-t-elle perçu ce mouvement involontaire car, brusquement, la voilà qui se tourne vers moi et plonge son regard aiguisé dans le mien. Je me liquéfie et reste transie. Curieuses sensations simultanées qui me laissent complètement impuissante. Nonchalamment, elle esquisse un geste de salut et un sourire, avant de s’en retourner au banc où reposent ses vêtements.

J’ai l’impression que la lame affutée d’un poignard pénètre très lentement ma chair sous mes côtes. Comme je cherche mon souffle, je sens le tissu de ma chemise, légère pourtant, brûler les extrémités hyper-sensibles de mes seins, tendus et impétueux.

Sans la quitter du regard, je l’observe qui me tourne le dos. Sans se sécher davantage, elle enfile rapidement son bermuda et ses fesses savamment dessinées disparaissent tristement. Mais son T-shirt fin colle immédiatement à sa peau hâlée. Chacun de ses gestes me semble être une ode à la sensualité, sur laquelle mon désir veut vibrer, symphonique.

D’une souplesse fauve, elle enjambe les entraves qui lui permettent d’accéder à la cale et elle disparaît quelques secondes qui me paraissent une éternité. Quand elle remonte enfin, une paire de lunettes de soleil vient ombrer son beau visage, accentuant son sex-appeal. Elle ne marche pas, elle se déplace sur le bateau comme elle flottait au large, légère, aérienne. En un instant, elle monte à la barre, porte un regard à sa montre puis sur terre.

Au début du ponton, les gens se sont agglutinés devant ce que j’ai cru identifier tout à l’heure comme une billetterie. Je remarque alors un homme qui traverse la masse en s’excusant sur son passage, la saluant de la main. Il transporte deux cafés dans des gobelets en plastique.

Je n’aime pas le voir parcourir le ponton, comme s’il venait interrompre mes précieuses minutes de… voyeurisme. Effectivement, d’un bond averti, il monte à bord sans renverser une goutte de café. S’il rejoint la jeune femme pour lui en apporter un, il repart aussitôt et s’engouffre dans la cale. Devant la barre, la belle inconnue sirote le contenu de son gobelet en ouvrant un livre, les pieds en éventail sur le tableau de bord.

Pendant quelques minutes encore, je savoure ce plaisir égoïste de la dévorer du regard, mais quand je la vois lever les yeux de son livre et regarder à nouveau l’entrée du ponton, je constate que la billetterie a ouvert ses portes. Les premiers servis commencent déjà à avancer vers le bateau, curieux et impatients.

Le charme étant définitivement rompu, je me rappelle que je peux moi-même me considérer comme une touriste. Après tout, cela fait bien une éternité ou deux que je n’ai pas fait de bateau…

Subitement, l’excitation d’approcher l’objet de ma fascination me donne le regain d’énergie nécessaire pour la quitter momentanément des yeux. En quelques pas, je rejoins la file conséquente, soucieuse d’arriver trop tard. En effet, le bateau n’est pas bien grand, je doute qu’il puisse contenir la totalité de la foule d’ores et déjà amassée. En m’approchant, je remarque avec soulagement qu’il y a en fait deux guichets bien distincts. L’un, littéralement pris d’assaut, qui permet de se rendre sur l’île Sainte Marguerite, au large de Cannes, l’autre, raisonnablement sollicité, pour le fameux « Visiobulle ».

Mon tour arrive rapidement et je prends ma place à la gentille dame qui m’accueille chaleureusement dans son minuscule local jaune et bleu. Munie de mon billet, je retraverse le ponton, sans oser aller directement à ma destination. A gauche, un gros bateau blanc et bleu, visiblement celui qui conduira le plus gros du troupeau sur l’île, s’est amarré entre temps.

Les gens se bousculent devant la passerelle, mais les marins ne semblent pas pressés de les faire embarquer. Les plus jeunes en profitent pour courir jusqu’au kiosque le plus proche, acheter quelques boissons. Les enfants gigotent, retenus péniblement par leurs parents, écrasés par leurs responsabilités et leurs craintes autant que par le soleil. Les bébés dorment plus ou moins paisiblement dans les poussettes ombragées.

Au bout de la jetée, un labrador a pris ma place. Sa laisse pend à son côté, sans humain à son extrémité. Je le rejoins, m’accroupis près de lui, et comme il tourne son museau vers moi, sortant déjà une langue amie, je le repousse gentiment en lui grattant les oreilles. Désolée, vieux, je ne suis pas une fille facile !

Dans son enthousiasme, il envoie ses pattes en avant pour me sauter dessus. Sans que j’aie le temps de comprendre ce qu’il m’arrive, je me retrouve écrasée au sol, le coccyx douloureux et la joue humide. Dans ma chute, le billet s’est échappé de ma main… et sans prendre garde au chien que son maître rappelle d’un ton sec et mécontent, j’observe le petit bout de papier s’envoler au-dessus de l’eau et se poser à quelques mètres à peine de là, en contrebas.

Pendant une seconde, je me sens comme une enfant de huit ans que l’on vient de priver de dessert sans raison. Interdite, je regarde mon billet s’humidifier. Mes yeux font de même. D’un œil désespéré, je me tourne en direction du Visiobulle. Visiblement, quelqu’un n’a rien perdu de cette humiliante scène. Mi-amusée, mi-soucieuse, je vois mon étrange inconnue enjamber précipitamment les barrières jaunes de son bateau et sauter sur le ponton pour me rejoindre.

« Ça va ? », me demande-t-elle en posant gentiment sa main sur mon épaule. Sa voix est veloutée, son regard, mordant, sa main, électrique. Ses lunettes de soleil retiennent sur sa tête les mèches encore moites d’eau iodée et son bronzage laisse deviner les zébrures du sel que rien n’a épongé. Incapable d’articuler quoi que ce soit, je l’entends s’inquiéter : « Vous vous êtes fait mal ?

– J’ai perdu mon billet », dis-je platement, sans reconnaître ma propre voix.

Comme si nos regards étaient aimantés, je lutte pour détourner les yeux vers le petit bout de papier bleu, foncé maintenant, qui flotte insolemment sur cette mer sans vague. Elle m’imite avant de replonger ses iris fulgurants dans les miens : « Pas de panique, c’est moi le capitaine. Et je vous embarque ! », ajoute-t-elle en souriant.

Elle passe un bras sous mes épaules et m’aide à me relever, me soulevant presque. « Vous pouvez marcher ? Ça va aller ? » s’enquiert-elle. Je le lui confirme d’un hochement de tête, respirant malgré moi les embruns salés et le parfum unique de sa peau, de ses cheveux contre moi.

Je dois contenir ma frustration quand, rassurée, elle relâche son étreinte. Mon corps, pourtant, aura gravé indéfiniment le souvenir euphorisant de ses bras autour de moi, de cette force à la fois sauvage et feutrée, du toucher extatique de sa peau, de cette seconde au ralenti, qui m’aura permis de la sentir aussi pleinement, aussi furtivement.

« Ben alors, Crevette, qu’est-ce que tu nous as pêché-là ? » questionne brusquement une voix d’homme devant nous. Emergeant de la cale, je reconnais le monsieur aux cafés de tout à l’heure. « Crevette » ? Amusée, je regarde en souriant la jeune femme à mes côtés. Charmant crustacé que voilà !

« Sois galant, pour une fois, Vic, et enlève la barrière. La dame monte avec nous. »

Obéissant promptement, le dénommé Vic ôte ce qui fait office de porte au Visiobulle et mon chevalier servant m’aide à franchir l’espace vertigineux entre le ponton et le bateau. Ma main dans la sienne, j’aurais sans doute pu franchir des canyons, des abysses ! Une fois sur le pont, je suis surprise par le doux ressac. De la terre, on ne voyait presque pas l’eau bouger. Il est surprenant de sentir ce mouvement, léger mais indubitable.

Rapidement, je détaille le marin décontracté et souriant qui se tient en face de moi. Lui aussi vêtu d’un bermuda et d’un T-shirt sans fioriture, bien bâti de sa personne, dans la jeune quarantaine, Vic parait tout à fait charmant, bien que sans doute un peu trop conscient de ses qualités physiques. Le menton fort, recouvert d’une barbe dense de trois ou quatre jours, les yeux d’un noir ténébreux, les cheveux tout aussi sombres mais parsemés de fils d’argent sur les tempes, il incarne le beau méditerranéen au teint mat et au langage manuel.

« Mademoiselle », me sourit-il en me tendant la main et en s’inclinant de façon lourdement ampoulée. Voilà bien deux ou trois ans que l’on opte plutôt pour le « madame » à mon égard, mais je lui serre la main, lui rendant un sourire amusé. « Vic, à votre service, ajoute-t-il. Marin au grand cœur, homme à tout faire de la crevette que vous voyez là, et amant torride des plus belles femmes d’ici et d’ailleurs. Et vous êtes… magnifique » !

Sidérée par sa verve, je ne peux cette fois retenir un rire franc, quoi qu’un peu nerveux. Du regard, je viens chercher un soutien crustacé : « Ne vous inquiétez pas, il est inoffensif. Et l’état civil préfère m’appeler Roxane, plutôt que Crevette… ».

Sa main à nouveau tendue, je suis sur un petit nuage. Roxane…

Brusquement consciente de mon impolitesse, je me présente à mon tour. « Lise », répète-t-elle, caressant mon âme de son regard de velours. « Asseyez-vous par là, Lise, poursuit-elle, me désignant une place au pied des marches du poste de pilotage. Je dois vous garder à l’œil : vous perturbez mon marin ! Allez, au boulot, Vic ! » lance-t-elle à son collègue, un sourire ironique aux lèvres.

En quelques minutes, le beau parleur invétéré aide la vingtaine de passagers qui attendait impatiemment pour embarquer. Avant que mon banc ne soit envahi, je choisis la place qui me laisse la plus claire vision de Roxane, déjà à la barre, affairée aux différentes manettes qui bipent. Comme tout à l’heure sur le ponton, je ne peux m’empêcher de l’observer. Elle a maintenant un air sérieux et concentré. Quand elle se retourne pour vérifier que l’embarquement est terminé et convenir du départ avec Vic, elle me jette un regard souriant et un clin d’œil complice.

Une fois les amarres larguées, Vic la rejoint. Là-haut, il se saisit d’un micro et commence par souhaiter la bienvenue à bord, en français puis en anglais, d’une voix chaude et entraînante. Le regard acéré et imperturbable derrière ses lunettes de soleil, notre capitaine androgyne et diablement belle effectue un demi-tour habile. Nous voilà partis !

Chapitre 3

 

18 commentaires

  1. Un peu de douceur, dans ce monde de brutes… Cet épisode est d’une exquise sensibilité, qui fait bon retrouver parmi ces événements récents…
    Merci beaucoup pour ce partage, qui je l’espère continueras encore et encore, de nous surprendre, nous émouvoir, nous évader… Dans un monde de désir, plaisir, sensualité, et… d’Amour.

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  2. Merci @Soare . J’avoue qu’il va être très difficile de se replonger dans une ambiance aussi légère et insouciante, mais en même temps, les circonstances exigent de continuer à parler d’amour ! 😉
    Alors pour @lajuile et parce qu’il le faut, je posterai la suite… avant Noël ! 😉

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    1. Tiens, puisque tu me lances un défi @Sossourires , je vais tâcher de parler de chaque élément cité dans le prochain épisode ! Na ! Non mais ! Et merde à tous ces connards !
      Sinon, plus sérieusement, la journée aura été intense en émotion pour tous les profs qui se sont retrouvés face à leurs classes aujourd’hui. Difficile de rassurer des gamins quand on ne peut leur donner aucune garantie, aucune explication logique ou justification pour ces actes barbares. Difficile de définir des termes qui représentent des réalités que l’on voudrait leur épargner. Difficile aussi de constater que pour une grande majorité d’entre eux, les parents (sans doute aussi bouleversés que nous-mêmes) participent de leurs angoisses et attisent les haines. Difficile de revenir sur l’impact des images diffusées en boucle depuis des jours et de modérer les dizaines, les centaines de commentaires haineux qu’ils avalent sur les réseaux sociaux. Difficile mais nécessaire.
      Je crois que j’ai rarement vu quelque chose d’aussi déroutant que la peur dans les yeux des enfants.

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    1. J’avoue, Angélique… Mais dans ce cas bien précis, la réalité est bien meilleure que la fiction !!!
      Ce début de nouvelle est à rajouter à la longue liste des « bonnes résolutions qu’on ne tient jamais »… Et j’en suis désolée.

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