A l’ombre d’une jeune femme en pleurs *

Il y a un mois, quasiment jour pour jour, je perdais ma grand-mère. Elle était sans aucun doute, le pilier, le cœur, l’esprit, l’amour inconditionnel de ma vie, l’être fondateur, la mère spirituelle, le rocher dont je ne me séparerai jamais. Il y a un mois, elle mourait, vieille, délirante et seule dans sa maison de retraite. Je n’étais pas si loin, elle n’était pas si seule… mais je n’étais pas là et elle est morte. J’ai toujours su que ce moment arriverait et je savais depuis quelques mois qu’il se rapprochait inexorablement. J’étais convaincue de ne pas survivre à ce jour. Et la meilleure partie de moi a voulu mourir avec elle ce jour-là. J’étais convaincue que la colère m’envahirait, après le déni peut-être… puis cette écrasante et incontournable culpabilité. J’avais peur de ne pas savoir comment pleurer. Mais je n’ai connu que le manque d’elle, acéré par la certitude de son absence définitive. Et cette tristesse déchirante qui vous trempe les yeux, les mouchoirs, les cols et les manches, cette douleur spasmodique, bruyante et lancinante. Mes pleurs, pour la première fois de ma vie, étaient dénués de colère, de peur ou de culpabilité. Ils étaient aussi réels et puissants que mon amour pour elle. Pour la première fois de ma vie, j’ai pleuré vrai. J’ai pleuré d’amour.

Trois semaines plus tard, alors que j’essaie encore de comprendre comment et qui je peux être sans elle et pendant que je mesure la force de son amour et de cette profusion de belles choses qu’elle a su faire naître en moi, des connards lobotomisés décident de semer la terreur et la mort dans une ville qui m’est chère. Comme tout le monde, mes yeux et mes oreilles, incrédules, restent scotchés aux informations qui défilent, létales et nauséabondes. Le temps se suspend. Le tac ne suit plus le tic. Le tac ne peut se faire tant que je ne comprends pas comment concilier dans un même monde autant d’amour et autant de haine. Le tac ne raisonne plus, même si les aiguilles continuent de tourner. Elles tournent en rond dans un monde qui ne tourne pas rond. Quelque part en bruit de fond, les bilans et analyses des reporters. Il fait nuit. L’écran de l’ordinateur zèbre l’obscurité ambiante. Le mur est froid contre mon dos, même à travers le T-shirt. Anesthésiée de stupeur, essayant de me raccrocher à la fraîcheur du mur qui m’assure la réalité paisible de mon foyer, je guette le déni… la colère…

A mes côtés, les draps bruissent et se froissent. Des bras m’enserrent et une tête lourde et humide vient peser sur ma poitrine. Je la caresse, la berce, l’embrasse. Elle pleure. Ma femme pleure et elle pleure vrai. Elle pleure sur le monde, elle pleure ces victimes qu’elle ne connaît pas, elle pleure l’Homme et je l’aime pour ça (aussi). Je sais son amour, le mien, le nôtre et brusquement, c’est comme si j’avais conscience de tous les amours… de tout l’amour qui nous relie tous et toutes.

J’emmerde la colère et la haine. Je les laisse à ceux qui ne savent pas aimer.

Et tac !

Beaucoup ont partagé leurs maux après les attentats du 13 novembre. Chaque post, lettre, poème, image ou témoignage nous pénètre, nous vibre au diapason de notre humanité. On ne sait pas toujours quoi répondre car nos émotions ne savent pas forcément se traduire en mots. Mais on les entend et les partage, y compris sur Yagg. Pour ma part, j’ai été incapable de commenter les textes de @jamesajamaisthor , de @zphyr ou de @judith … Mais je vous ai lus et… merci. 

*référence au titre du volume 2 de La recherche du temps perdu de Marcel Proust : « A l’ombre des jeunes filles en fleurs »

25 commentaires

    1. Prends ceux des autres, comme ceux de Claude Ber par exemple, une poète que j’aime beaucoup… dans un recueil qui s’appelle « La mort n’est jamais comme », extrait d’un texte qui s’intitule « Ce qui reste » :

      « De toute façon ce qui reste, je l’entends ceux qui restent
      écoutant ta mort dans les mots
      qui ôte parole à la parole
      et ce qui reste quand on est de ceux qui restent et soi-même ce qui reste
      est tellement rien de la parole
      absence de langue dans cette absence qu’est déjà la langue
      trou dans un trou
      que
      les mots disant ce vide et cette absence les comble
      comme
      les pelletées de terre comblent la tombe
      et les mots qui restent emplissent ma bouche
      comme
      la terre emplit la tienne

      Ce qui reste, c’est parfois trop
      trop muet et trop prolixe pour une bouche
      ce n’est pas le silence qui reste c’est le mutisme
      et le ciel parcourt le ciel
      immobilement  »

      Aimé par 1 personne

      1. Percutant. D’une lucidité cruelle. Et d’un réconfort innommable car elle parvient à dire l’indicible, à poser en mots et en langue cette sensation partagée par tous, ce vide abyssal…

        J’aime

  1. Il est des regards, des tendresses et des amours, vrais, capables de sauver le monde, capables d’apaiser les blessures qui saignent, capables de redonner foi en la vie…

    J’aime

  2. Alors, je ne sais pas aimer.

    La grand’mère

    Voici trois ans qu’est morte ma grand’mère,
    La bonne femme, – et, quand on l’enterra,
    Parents, amis, tout le monde pleura
    D’une douleur bien vraie et bien amère.

    Moi seul j’errais dans la maison, surpris
    Plus que chagrin ; et, comme j’étais proche
    De son cercueil, – quelqu’un me fit reproche
    De voir cela sans larmes et sans cris.

    Douleur bruyante est bien vite passée :
    Depuis trois ans, d’autres émotions,
    Des biens, des maux, – des révolutions, –
    Ont dans les murs sa mémoire effacée.

    Moi seul j’y songe, et la pleure souvent ;
    Depuis trois ans, par le temps prenant force,
    Ainsi qu’un nom gravé dans une écorce,
    Son souvenir se creuse plus avant !

    Gérard de Nerval

    J’aime

    1. « Alors, je ne sais pas aimer. » Mais pourquoi dire ça @MyosOtis ?
      Nerval le dit bien mieux que moi : l’amour n’a pas de manifestation objective et universelle. Il ne réside pas dans la démonstration que l’on en fait mais dans la vérité qui se partage sans mot, sans sourire, sans caresse, celle qui se sait sans nécessiter de traduction.

      J’aime

  3. « A quoi ça sert l’amour ?
    On raconte toujours
    Des histoires insensées.
    A quoi ça sert d’aimer ?

    L’amour ne s’explique pas !
    C’est une chose comme ça,
    Qui vient on ne sait d’où
    Et vous prend tout à coup.

    Moi, j’ai entendu dire
    Que l’amour fait souffrir,
    Que l’amour fait pleurer.
    A quoi ça sert d’aimer ?

    L’amour ça sert à quoi ?
    A nous donner d’ la joie
    Avec des larmes aux yeux…
    C’est triste et merveilleux !

    Pourtant on dit souvent
    Que l’amour est décevant,
    Qu’il y en a un sur deux
    Qui n’est jamais heureux…

    Même quand on l’a perdu,
    L’amour qu’on a connu
    Vous laisse un goùt de miel.
    L’amour c’est éternel !

    Tout ça, c’est très joli,
    Mais quand tout est fini,
    Il ne vous reste rien
    Qu’un immense chagrin…

    Tout ce qui maintenant
    Te semble déchirant,
    Demain, sera pour toi
    Un souvenir de joie !

    En somme, si j’ai compris,
    Sans amour dans la vie,
    Sans ses joies, ses chagrins,
    On a vécu pour rien ? » (…)
    Comme dirait Piaf l’amour ne s’explique pas ! @pucedepoesir 😀 🙂

    J’aime

  4. @Lajuile , Piaf a pompé ça sur Musset : « On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière et on se dit : j’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. » , extrait de ‘On ne badine pas avec l’amour’ 😉

    J’aime

  5. @pucedepoesir Oh bah mince alors :O
    Bon, on voit qui va devoir taffer sa culture générale…
    J’vais donc me mettre au Musset, aux vers de Musset, c’est mieux qu’aux verres de mousseux !! 😀 😉
    (Je suis désolée 🙂 )

    J’aime

      1. Merci @dwarfy ! 😀
        Malheureusement ce jeu de mots ne vient pas de moi, mais de Florence Foresti dans l’émission « Panique dans l’oreillette » (en entier sur youtube )
        Mais remercions la dame pour son effervescence et son humour pétillant ! 😀

        (Voilà, ÇA c’est de moi… Tu vois c’est beaucoup moins drôle tout d’un coup ! 😀 )

        J’aime

      2. Foresti est aussi une référence sacrée (presqu’aussi poétique que Musset 😀 )
        Mais juste pour info (on m’accusera sans doute à nouveau d’adopter un ton docte…), si Musset a écrit de magnifiques vers (avec ou sans l’aide de mousseux), les mots cités au-dessus sont extrait d’une pièce de théâtre (en prose) ! 😉
        Oui, chez Musset, même le théâtre, c’est de la poésie ! 😉 😀

        J’aime

      3. Je le savais ! Namého, je suis pas inculte non plus ! Tout le monde sait que Musset à eu l’idée d’ écrire cette pièce en collaboration avec Zola et Madame de Sévigné alors qu’ils revenaient d’un dîner chez le Général De Gaulle ! Enfin, voyons ! Tu parles à une ancienne L tout de même ! Je suis culturée comme tu peux le voir ! 😀 😉

        J’aime


  6. « Pleine de peine et de colère moi ici pleine
    de peine et de colère
    Fermée enfermée sans plus d’oreille pour
    rien
    Parce que pas d’oreille nulle part pas
    à longs cris de peine et de colère à très
    longs cris de peine et de colère
    Pour entendre comme
    on ne peut pas exprimer ni entendre la
    peine et la colère
    Alors moi ici murée emmurée fermée
    enfermée pleine de peine et de colère
    Moi ici qui ai tant aimé tant célébré ici
    moi ici  »

    Claude Ber, extrait de « Monologue du preneur de son ».

    J’aime

Laisser un commentaire