Rome en solo (Chapitre 2)

Chapitre 1


Chapitre 2

 

Quand Rosa D’Alba leur ouvrit, la française fut accueillie dans sa langue maternelle. La mère de Luce était tout bonnement adorable : une vraie mamma italienne comme Gabrielle se l’était imaginée. Relativement petite, un peu ronde, ses cheveux étaient courts et aussi bruns que ceux de sa fille, toutefois, on y discernait quelques fils d’argent qui trahissaient une maturité assumée. Comme Gabrielle s’étonnait que l’on parle si bien français chez les D’Alba, Mario, qui apparut derrière sa femme, répondit avec un accent bien plus prononcé que sa femme : « C’est parce que ma femme est à moitié française, cela fait quarante ans qu’elle nous impose la langue de son père, parce que selon elle, c’est la plus belle ! ».

Ils souhaitèrent la bienvenue à la jeune femme et l’invitèrent à pénétrer dans l’appartement d’un immeuble des plus cossus du coin. Luce lui avait parlé de ce quartier populaire, très pittoresque, que les romains appréciaient tout particulièrement pour sortir manger ou boire un verre. Gabrielle avait trouvé les abords charmants et continua de s’émerveiller en entrant chez ses hôtes. La porte s’ouvrait sur un appartement vaste et prodigieusement chaleureux.

Sur ordre de ses parents, l’italienne fit visiter les lieux à leur invitée. Moins d’une heure avant, elle avait fait de même à la Villa Monteverde et Gabrielle s’était extasiée sur chaque pièce du bâtiment. L’appartement, bien qu’infiniment plus modeste, était décoré avec autant de goût et très spacieux pour un logement du centre-ville. Avant d’arriver sur place, la française s’était interrogée sur ce qui pouvait faire préférer à des gens du standing des D’Alba un appartement plutôt que leur résidence, mais en les voyant tous évoluer dans ce lieu, la jeune femme ne put les imaginer ailleurs.         Mario et Rosa étaient des personnes d’une grande simplicité. Luce lui avait expliqué qu’ils avaient fait fortune en fabriquant des pâtes. Ils avaient monté leur propre marque qui aujourd’hui s’exportait un peu partout dans le monde. L’achat de la Villa était un placement immobilier comme un autre et ils s’en servaient parfois pour des réceptions officielles mais ils en avaient confié la gérance à leur fille qui devait prochainement reprendre pleinement les rennes de l’entreprise familiale. Luce était devenue la figure de proue de la marque, elle en incarnait la face publique même si son père en restait le PDG.

Cette famille était un curieux mélange de fierté et d’humilité. Gabrielle, qui craignait d’être mal à l’aise toute la soirée, fut rassurée par leur hospitalité et leur naturel.

Quand Rosa rappela à Luce que les zeppole n’allaient pas se faire toutes seules, la jeune femme accompagna sa guide jusque dans la cuisine, curieuse et amusée. Rosa tendit un tablier à sa fille et devant l’instance de leur invitée, elle en sortit un supplémentaire. Luce attacha le sien avec dextérité et proposa d’aider la jeune femme à nouer le sien. Celle-ci ravala sa dignité juste pour le plaisir de se soumettre à un nouvel habillage de la belle italienne. Sans oser la regarder, elle se tourna pour offrir ses hanches aux mains expertes de son hôtesse.

Pendant que sa mère s’affairait à passer de la pâte dans une machine métallique pourvue d’une manivelle bruyante, Luce sortit un moulin à légume, un gros saladier, un petit bol, un kilo de farine blanche et deux petits cubes de levure de boulanger qui semblaient l’attendre dans le réfrigérateur. Sans cesser sa mécanique rotative, Rosa dit à sa fille : « Les pommes de terre sont prêtes, elles s’égouttent dans l’évier ».

Luce récupéra cinq belles patates épluchées que la Mamma avait visiblement fait cuire au préalable. Elles fumaient encore quand sa fille les transvasa dans le moulin à légumes.

-Vous voulez mettre la main à la pâte ? Tenez, moulinez donc pendant que je prépare le reste, proposa-t-elle à la française qui s’avança avec détermination.

Comme Rosa, Gabrielle activa sa manivelle à la force de ses bras, alors que Luce déliait la levure dans un bol d’eau chaude et déversait le kilo de farine dans le grand saladier. La jeune femme l’observait, fascinée. Elle semblait si sûre d’elle et à la fois si concentrée ! Elle se déplaçait avec grâce et efficacité dans cette cuisine qu’elle avait probablement toujours connue. Elle versa le sel sur le monticule de farine, comme si d’un simple regard, elle était capable de le peser au milligramme près. De son côté, la jeune femme se sentait gauche. Les pommes de terre étaient plus ou moins passées, mais quelques morceaux s’agglutinaient, d’ores et déjà transformés en purée, sur les parois du moulin. Luce la rejoint. Elle lui sourit en lui tendant une cuillère :

-Tenez, avec ça, ce sera plus pratique. Regardez… Comme ça…

L’italienne s’était placée derrière son apprentie et était venue poser sa main sur celle de Gabrielle, qui tenait le moulin. Elle assura la prise, tout en lui saisissant l’autre main, armée de la cuillère. D’un geste affirmé, elle guida les mouvements de la jeune femme pour détacher les restes de tubercules des parois et racler les filaments de purée qui s’aggloméraient de l’autre côté. Gabrielle crut défaillir. La présence de Luce dans son dos l’électrisait. Elle sentait son souffle dans sa nuque, la chaleur et la fermeté de ses doigts sur les siens, l’intensité sensuelle de leurs corps qui ne cherchaient qu’à se fondre l’un dans l’autre. Elle retint sa respiration et manqua de s’effondrer tant ses jambes flanchèrent sous la charge émotionnelle. Luce, consciente de sa faiblesse, lâcha brusquement le moulin pour venir la soutenir. D’un bras, elle ceintura sa hanche et, de son bassin, elle vint coincer celui de Gabrielle entre elle et le plan de travail. La pression mat du rebord contre son sexe ainsi que celle, plus voluptueuse, de la belle italienne contre ses fesses, eurent raison de la jeune femme. Elle gémit sous la violente déflagration de désir qui sévit entre ses jambes.

Le son en fut étouffé par les moulinets de Rosa qui, fort heureusement, ne releva même pas la tête. Mais ni le gémissement, ni l’explosive réaction du corps de Gabrielle n’avait échappé à Luce. L’italienne frissonna en libérant la jeune femme de son étreinte.

-Je suis désolée, souffla-t-elle à son oreille, avant de reculer à une distance de sécurité raisonnable.

Gabrielle n’osa pas la regarder. Elle aurait voulu s’enterrer tant elle avait honte de s’être montrée si… réactive et facilement ébranlable. Elle devait se résigner à accepter le fait que cette femme la mettait dans tous ses états. Mais elle devait également être capable de se maîtriser, bon sang ! Sa mère était juste à côté !

Derrière, elle sentit l’italienne reprendre contenance et se diriger vers l’évier. Pendant qu’elle se lavait les mains, Gabrielle prit une profonde inspiration. Elle racla sa gorge, attrapa le moulin et attendit que Luce s’éloigne pour plonger à son tour ses mains dans l’eau chaude et laver l’engin.

-Vous… voulez pétrir ? demanda presque timidement la belle italienne.

Gabrielle remarqua le rose à ses joues et soutint son regard en essayant de ne pas deviner à quel point les siennes devaient être écarlates.

-Non merci… Je pense que je devrais m’abstenir.

Elle se rapprocha néanmoins de Luce en s’essuyant nerveusement les mains. L’italienne reporta son attention sur son saladier de farine salée. Elle y ajouta les filaments friables de pommes de terre et creusa un puits. Là, elle déversa la levure déliée et elle tendit le bol à Gabrielle.

-Pourriez-vous me le remplir d’eau chaude, s’il vous plait ?

La jeune femme s’exécuta et lui rendit le récipient en prenant soin de ne pas entrer en contact avec les doigts de la cuisinière. Celle-ci lui sourit brièvement pour la remercier et se concentra à nouveau sur son mélange. De ses mains habiles, elle commença à pétrir la mixture tout en ajoutant quelques filets d’eau, de ci, de là, jusqu’à ce qu’elle juge cela suffisant. Sans ciller, elle malaxait la pâte avec vigueur et souplesse, comme si elle répétait ces gestes depuis la nuit des temps.

Gabrielle replongea dans une observation béate et muette. Bien qu’elle trouvât fascinante l’aisance évidente de l’italienne en cuisine et le plaisir qu’elle prenait à cette appétissante activité, la jeune femme était encore plus captivée par sa beauté en cet instant précis. Là, dans cette vaste cuisine familiale, sous la lumière chaude du jour finissant et celle, plus vive, du plafonnier, les muscles tendus par le travail de la pâte, le visage sérieux, absorbé par la tâche, elle était d’une splendeur à couper le souffle.

Quand elle cessa de remuer le mélange, elle donna à la mixture une belle forme régulière qu’elle perfora en trois endroits, en laissant l’empreinte profonde de son index : « Pour que la pâte lève mieux », précisa-t-elle à Gabrielle qui ne perdait aucun de ses gestes. Puis, sur l’arrête du saladier, elle déposa une cuillère en bois et elle recouvrit le tout d’un torchon propre.

-Maintenant, il faut laisser reposer cela deux bonnes heures, dit-elle à la jeune femme.

Une mèche auburn lui retombait sur le visage. Ses mains étant encore toutes collantes de pâte, elle essaya maladroitement de la repousser de son avant-bras. Sans réfléchir, Gabrielle l’aida : d’un doigt distrait, elle glissa la mèche rebelle derrière l’oreille de la belle italienne. Leurs regards s’accrochèrent inévitablement. Et quand celui de Luce quitta les pupilles brillantes de la jeune femme pour se poser sur ses lèvres, Gabrielle se figea. Son corps tout entier réclamait ce baiser, mais son esprit se fit violence pour ne pas défaillir à nouveau. Bien qu’elle ne sût résister à la tentation de regarder à son tour les lèvres charnues et si… accueillantes de la belle italienne, elle se contenta de lui sourire et de reculer lentement.

Luce demeurait interdite. Ses yeux lançaient des vagues de désir plus noires et profondes que le Styx. Le recul prudent de Gabrielle était de rigueur, bien sûr, étant données les circonstances. Toutefois, et même si elle avait toujours eu un faible pour la magie de Noël, elle aurait donné n’importe quoi pour être ailleurs, un autre soir… avec elle. Elle reprit quelque peu ses esprits en entendant résonner à nouveau la manivelle infatigable de sa mère. Le sourire lumineux s’effaça de la bouche de la jeune femme qui lui saisit l’avant-bras en avançant à nouveau dangereusement ses lèvres de son visage.

-Je suis désolée, vint murmurer Gabrielle à son oreille, en prenant soin d’effleurer fortuitement l’italienne de sa poitrine moelleuse.

Luce ne retint pas la foudre de son regard, ce qui amusa grandement son interlocutrice. Un partout ! Luce mourait d’envie de punir l’audace de Gabrielle en l’enlevant pour une petite éternité, histoire de laisser leurs corps se donner le plaisir qu’ils se promettaient.

-Mamma, tu veux de l’aide ? On a fini, de ce côté.

La voix de Luce était rauque de désir et ses yeux ne quittaient pas une Gabrielle écarlate, encore étonnée de sa hardiesse. Sa main glissa le long de l’avant-bras tremblant de l’italienne, jusqu’à ce que ses doigts effleurent la pâte encore collée à ses mains.

-Si, si, venez, accepta Rosa. A nous trois, ce sera terminé en un rien de temps !

D’un même élan, Gabrielle et Luce se dirigèrent vers l’évier. Quand l’italienne ouvrit le robinet, elles plongèrent toutes deux leurs mains sous le filet d’eau. Cette fois, elles ne cherchaient plus à s’éviter. Elles se frottèrent et se savonnèrent de concert, tout en s’éclaboussant et en riant comme des adolescentes.

Rosa souriait quand elles la rejoignirent.

-Oh ! Mais c’est magnifique, s’extasia la française.

Luce acquiesça fièrement. Sa mère était en train de préparer les raviolis de Noël. Une recette de famille. Jamais ils ne coupaient à cette tradition. Visiblement, Rosa avait déjà bien avancé. Alors que sa mère continuait à passer la pâte dans sa machine, Luce s’installa sur un tabouret et en tira un à ses côtés pour Gabrielle. Elle découvrit un saladier dans lequel reposait une farce odorante et alléchante. Elle prit deux plaques à ravioli, qu’elle disposa devant elles et qu’elle recouvrit délicatement de la pâte fine que sa mère sortait en bandes régulières de sa machine infernale. Patiemment, elle montra à son apprentie comment y déposer, aussi régulièrement et proprement que possible, les petites boules de farce qu’elle formait savamment dans le creux de sa main, du bout de ses doigts. La jeune femme s’exécutait et se révéla être une élève aussi docile qu’habile.

Il fallut près d’une heure aux trois femmes pour terminer les raviolis. Pendant leur confection, Rosa et les filles entretinrent une conversation animée et riante. La tendresse qui émanait de la mère et de la fille émut profondément Gabrielle. Jamais elle n’avait connu une telle complicité avec sa mère, et la simple idée de faire à manger avec quelqu’un qui considérait le micro-onde comme le seul élément indispensable d’une cuisine lui faisait froid dans le dos. Luce dut percevoir son trouble.

-Tout va bien, Gabrielle ?

-Oui, oui, fit-elle, gênée. C’est juste que… vous êtes adorables, toutes les deux.

-Toi aussi, ma fille, renchérit Rosa en étreignant chaleureusement la jeune femme. Maintenant, allez vous préparer et laissez-moi ranger tout ça tranquille. Allez !

*

Il était un peu moins de dix-neuf heures quand Gabrielle et Luce refirent leur apparition. Mario, tout pimpant dans un beau costume bleu nuit, ne put retenir un sifflement admiratif : « Vous êtes magnifiques, toutes les deux ! ». L’italienne remercia son père d’un baiser affectueux alors que Gabrielle se contenta de rosir. De retour dans la cuisine, elles croisèrent une Rosa survoltée.

-Je vous attendais. Est-ce que tu veux bien surveiller le four et tourner la sauce pendant que je vais me changer ?

Sans attendre la réponse de sa fille, elle s’éclipsa. Une odeur alléchante envahissait la pièce. Sur le feu, une casserole crépitait pendant que son contenu mijotait à feu doux. Les deux fours de l’imposante cuisine étaient lancés à plein régime et deux énormes volailles, farcies à craquer, doraient docilement.

-Mais… je croyais qu’on mangeait des raviolis, s’étonna Gabrielle.

-Les raviolis, c’est ce qu’on appelle « il primo ». Le premier plat. Une sorte d’entrée chaude.

-Et les… comment vous appelez ça, déjà ? Le truc que vous avez préparé en arrivant…

-Les « zeppole », il s’agit de beignets traditionnels. On ne les mange qu’à Noël, expliqua l’italienne. Mais ça, c’est plutôt… un apéritif.

-Je crois que je vais prendre deux kilos en un seul repas, s’inquiéta la jeune femme.

-Oh, je suis sûre que vous les porterez très bien…

Luce ne put s’empêcher de détailler la silhouette de Gabrielle. Elle était fine mais plutôt bien proportionnée : ses hanches et ses fesses semblaient sculptées pour être caressés, quant à ses seins, petits mais fermes, ils vallonnaient savamment cette poitrine accueillante. Ses cheveux courts et châtain clair laissaient voir une nuque élancée qui appelait immanquablement les doigts de l’italienne. Son visage, fin et ouvert, offrait des traits ingénus tout bonnement irrésistibles. Sans parler de cette adorable fossette au menton…

-Luce…

La voix de Gabrielle résonna comme une réprimande qui tira la belle brune de ses pensées.

-Oui… Pardon. Il faut… Vous voulez m’aider pour les zeppole ?

-Si je ne risque rien…

-Nous serons prudentes.

Distraitement, l’italienne sortit une grosse poêle à larges rebords dans laquelle elle déversa deux litres d’huile d’arachide et alluma le feu.

Quand Luce découvrit la préparation, Gabrielle osa se rapprocher. La pâte avait doublé, voire triplé de volume. C’était impressionnant. L’italienne ouvrit un bocal d’anchois, salés et baignant dans l’huile d’olive, et déversa son contenu dans une assiette creuse. Elle approcha également un bol dans lequel s’amoncelaient de grosses olives noires dénoyautées.

-Le but, expliqua Luce, c’est de garnir la pâte avant de la plonger dans l’huile. Mais attention, il faut qu’elle recouvre complètement la garniture, sinon, ça ne tient pas !

-Vous me montrez ?

-L’huile doit être bien chaude, mais pas trop, sinon l’extérieur brûle alors que l’intérieur reste cru… Ça ne devrait pas tarder à être à bonne température, précisa-t-elle en jetant un œil expert à la poêle.

L’italienne remplit un saladier d’eau tiède et expliqua à son apprentie :

-Pour éviter que la pâte ne colle à vos mains…

Elle trempa ensuite les siennes dans l’eau, arracha une boule de pâte de la taille d’une balle de ping-pong, qu’elle creusa légèrement avant d’y glisser un anchois. Puis, elle referma habilement le tout et le plongea dans l’huile frémissante. Gabrielle fixait la petite boule blanchâtre qui flottait et gonflait encore au contact du liquide brûlant. Luce, de son côté, réitérait l’opération.

-Si vous voulez essayer, n’hésitez pas, lança l’italienne, toujours très concentrée sur le travail méticuleux de ses mains. Mais faites bien attention quand vous le mettez à frire. Ça a tendance à gicler facilement.

Gabrielle mouilla ses mains à son tour et, comme sa professeure d’un soir, elle détacha une petite boule de pâte. Tout en continuant sa besogne, Luce regardait les doigts de la jeune femme qui essayaient de reproduire ses propres gestes avec application. Pour chaque beignet que la française mettait à tremper dans l’huile, l’italienne en faisait deux. Néanmoins, elle la félicita :

-Vous avez pris le coup de main. C’est parfait.

-Merci… Vous êtes un bon professeur. Je n’ai jamais été très habile de mes mains…

-Je suis sûre du contraire.

-Luce !

Le rouge aux joues de la jeune femme n’avait rien à voir avec la chaleur que dégageait la gazinière. L’italienne prit un air faussement contrit et se justifia :

-Vous me tendez la perche, aussi…

Les deux femmes rirent pour masquer leur trouble. Quand les zeppole remplirent quasiment la poêle, Luce interrompit leur tâche. Elle se lava les mains et encouragea Gabrielle à faire de même. Elle prit ensuite un énorme plat qu’elle tapissa de plusieurs couches de papier absorbant. Armée d’une large louche ajourée, elle remua les beignets qui doraient gentiment. Dès qu’elle estima qu’ils étaient à point, elle les sortit de leur bain les uns après les autres et les déposa dans le plat.

-Hum… ça m’a l’air… appétissant ! se pourlécha la jeune femme, qui en salivait à l’avance.

-J’espère que vous en aimerez autant le goût que la vue !

-J’en suis sûre. Quand pourrai-je vous goûter ? Euh… les goûter ? demanda la jeune femme d’un air trop peu innocent.

-Gabrielle !

Luce sentit son corps s’embraser de cette effronterie. Un partout, concéda-t-elle du regard, une nouvelle fois. Dans un silence lourd de sous-entendus, les deux femmes reprirent la confection des beignets. Une fois la poêle pleine et leurs mains à nouveau propres, Luce en choisit un de ceux qui avaient déjà un peu refroidi dans le plat et le rompit. « Il faut toujours goûter, non ? », dit-elle en portant l’une des moitiés aux lèvres de Gabrielle. Celle-ci hésita une seconde, son regard plongé dans celui de l’italienne. Elle accueillit néanmoins le morceau moelleux et chaud dans sa bouche, non sans trembler du contact subtile mais troublant de ses doigts sur ses lèvres.

-C’est… vraiment délicieux, confirma Gabrielle.

Elle était surprise par la légèreté de la pâte et raffolait de ces anchois salés, visiblement faits maison. A son tour, Luce goûta sa moitié. Elle se contenta d’approuver en hochant une épaule et s’attelait déjà à égoutter la poêlée en cours. Toutes deux répétèrent l’opération jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de pâte, plus d’anchois et quasiment plus d’olives. Quand Rosa réapparut dans sa cuisine, elles en avaient terminé.

-Beau travail, les filles, dit-elle en chipant un beignet fumant.

C’est à ce moment-là que la sonnette retentit. Il était vingt heures. Dans les minutes qui suivirent, Luce présenta à Gabrielle tous les membres de sa famille qui arrivaient les uns après les autres. D’abord un oncle et sa femme, puis deux paires de cousins, suivis du plus jeune frère de l’italienne, Gianni, accompagné de sa nouvelle petite amie, puis une tante, ses trois fils et leurs familles, et enfin Antonio, le frère aîné, sa femme et ses deux fils. En un rien de temps, le calme chaleureux de l’appartement se mua en un brouhaha assourdissant. Ça riait, ça parlait fort, ça gesticulait dans tous les sens…

Déboussolée, la française n’eut cependant pas le temps de se sentir perdue. Luce prit soin de l’inclure dans les conversations qu’elle menait sur plusieurs fronts. Gabrielle lui en était reconnaissante, même si elle avait un peu de mal à suivre. Tous firent l’effort de s’adresser à elle en français, y compris le frère de Mario, l’oncle Tomaso, qui ne connaissait que quelques formules polies.

Quand tout le monde fut installé au salon, Rosa annonça le début des festivités. Luce et Gabrielle l’aidèrent à installer les toasts, les olives, les tranches fraîchement coupées de jambon de Serrano et leurs gressins, ainsi que les zeppole encore chauds. Quelque part, un bouchon de champagne sauta.

*

Au moment de passer à table, les parents, Mario et Rosa, offrirent leur bénédiction à toute la tablée. Gabrielle sourit. Curieusement, cette tradition ne la rebutait pas tant qu’elle ne l’aurait craint. Il ne s’agissait pas d’une prière, on d’un rite quelconque impliquant une ridicule mise en scène. Il était question de paroles bienveillantes, simples et aimantes. Les D’Alba séniors exprimèrent leur joie d’avoir leurs proches autour d’eux en ce soir de fête, remercièrent chacun de sa présence, regrettèrent les absents tout en leur conservant leurs tendres pensées, et souhaitèrent à tous un bon Noël, beaucoup d’amour et un bonheur sans borne. Le repas pouvait commencer.

La jeune femme se retrouvait face à la belle italienne. À sa gauche, Isabella, nouvelle conquête du plus jeune frère, Gianni, s’était installée en lui souriant. Blonde, pulpeuse, elle arborait un décolleté qui aurait fait chanter les pierres. Chez elle, tout transpirait l’exubérance, jusque dans les notes trop soutenues de son parfum. A la droite de Gabrielle, la tante Alma, veuve relativement terne comparée au reste de la famille. La française tenta de rester concentrée sur les conversations environnantes et d’éviter de plonger son regard dans la poitrine voisine.

Quand les raviolis furent engloutis, Luce et Gabrielle se levèrent pour débarrasser les assiettes. Isabella les imita, pleine de bonne volonté. En regagnant leurs places, la française fit tomber sa serviette à ses pieds. Sans prévenir, la blonde plantureuse se précipita pour la récupérer et, dans leur élan simultané, le visage de la française heurta la prodigieuse poitrine. Isabella s’excusa alors que Gabrielle pouffait de rire. Mais elle s’étrangla devant l’expression horrifiée de Luce qui n’avait rien perdu de la scène.

De l’autre côté de la table, les yeux noirs lancèrent des éclairs courroucés à la compatriote ingénue, qui déjà s’extasiait sur la dinde farcie. Gabrielle rit de plus belle et envoya un clin d’œil sadique à son hôtesse suppliciée. Luce passa le reste du repas sans desserrer les dents. Elle boudait et sa moue était encore plus adorable aux yeux d’une Gabrielle hilare.

Le fromage fut annoncé. La tablée, d’ores et déjà rassasiée, n’y fit pas vraiment honneur. Il n’était pas loin de vingt-trois heures et tout le monde semblait dans l’attente de quelque chose : régulièrement, chacun consultait sa montre ou demandait l’heure. Gabrielle s’en étonnait. Il restait encore une heure entière avant l’instant fatidique. Ces gens étaient-ils donc si impatients d’ouvrir leurs cadeaux ?

-Ça va être l’heure, proclama presque solennellement Mario d’une voix puissante.

Il n’en fallut pas plus à la famille pour se lever d’un seul corps. Gabrielle suivit le mouvement en interrogeant Luce du regard. Celle-ci, toujours renfrognée, grogna un « La messe de minuit » pour simple explication. La jeune française manqua de pouffer de rire à nouveau. Mais devant le sérieux et l’enthousiasme des gens autour d’elle, elle se contenta d’enfiler son manteau en espérant qu’elle aurait la force de subir cette épreuve. Alors que les certains sortaient déjà de l’appartement, Luce prit Gabrielle à part et lui murmura :

-Vous n’êtes pas obligée de venir, vous savez. J’ai bien vu à votre tête que…

-Non, non, ça va aller, répondit la jeune femme tout aussi bas. Je ne suis pas du tout religieuse, c’est vrai. Et je ne m’y attendais pas, c’est tout. Mais je ne veux rien rater de cette soirée.

Luce ne sut interpréter le sourire qu’elle avait alors sur les lèvres. Dans un relent de rancune, elle demanda :

-Vous êtes sûre ? Vous n’avez pas honoré assez de saints pour ce soir ?

-Je n’ai surtout pas honoré les bons, rétorqua Gabrielle du tac-au-tac !

Elle sourit à nouveau de la possessivité de l’italienne. Cela lui plaisait infiniment de se sentir désirée au point de susciter les étincelles de jalousie chez sa guide. Luce, en revanche, s’étonnait de se montrer si susceptible. La française profita de la seconde d’hébétude que sa réponse avait occasionnée chez son interlocutrice pour lui arracher son écharpe des mains et l’enfiler autour du cou figé de la belle italienne. Elle la noua tendrement et déposa un baiser fugace sur sa joue, avant de s’engager à son tour vers la sortie.

*

La basilique Santa Maria in Trastevere était un véritable petit bijou architectural. De l’extérieur, Gabrielle se focalisa surtout sur la foule de fidèles qui passait les grandes portes de bois béantes de cette vieille église romane. Mais une fois à l’intérieur, elle fut émue par la beauté de ce qui s’offrait à sa vue. Elle s’attendait à un sombre et sobre temple, comme c’était souvent le cas dans l’art roman. Ce fut tout l’inverse. La nef, comme les chapelles, rutilaient de dorures et de volutes en tout genre, mais surtout, la jeune femme fut subjuguée par la splendeur des mosaïques qui recouvraient une bonne partie des murs et du plafond de la basilique.

Au-dessus de l’autel, elle reconnut le Christ et la Vierge, trônant sur une assemblée qui les encadrait. La finesse et la luminosité des diverses fresques captivaient la jeune femme. Il lui était déjà arrivé d’être ébahie par les prouesses humaines et artistiques des croyants dans leurs lieux ou monuments de culte et, incontestablement, cette église resterait gravée dans sa mémoire comme l’une de ces plus belles réalisations. Elle avait du mal à baisser le regard sur la foule qui s’amassait, de plus en plus dense, dans la petite basilique. La famille d’Alba occupait deux bancs à elle seule, et les plus jeunes restèrent debout dans les allées autour. Ils saluaient les uns et les autres, sans s’asseoir. Luce, qui semblait tout à fait dans son élément, confia Gabrielle à sa mère.

-Attendez-moi là, dit-elle mystérieusement à sa locataire.

En quelques secondes, elle avait disparu par une porte entrouverte. D’autres personnes s’y engouffrèrent d’un pas pressé. Quand les prêtres firent leur entrée – Gabrielle fut surprise de constater qu’ils étaient quatre – la nef était comble, pourtant le silence se fit presque instantanément. C’est alors qu’une petite armée d’hommes et de femmes de tous âges, sobrement vêtus de grandes aubes blanches, entrèrent à leur tour par la porte qui les avait avalés précédemment. Gabrielle reconnut son italienne, pure et éthérée dans sa tenue minimaliste. De concert, la chorale entonna les premières notes d’un « Cantan gli angeli » dans un accord et une résonnance éblouissants. Malgré elle, la jeune femme se sentit emportée par l’élan vocal des gens autour d’elle. Elle s’étonna de voir que tout le monde accompagnait la chorale et chantait de bon cœur.

Elle se souvenait avoir participé à plusieurs célébrations, notamment catholiques, dans différentes paroisses françaises : des mariages, des baptêmes, des enterrements auxquels elle n’avait pu échapper. Elle en gardait de terribles souvenirs : une heure de rituel figé auquel les gens se soumettaient sans la moindre émotion, subissant les sermons et les chants du prêtre qui n’étaient repris que par quelques bigotes des premiers rangs. Chaque minute de calvaire l’avait confirmée dans son rejet total de la foi et du culte.

Là, dans cette église résonnant de ces centaines de voix ferventes et justes, elle se sentait transportée. Elle accrocha son regard médusé à celui de Luce qui l’observait en chantant. L’italienne irradiait. Gabrielle, grisée et fascinée, tant par la célébration que par son hôtesse, ne la quitta plus des yeux. A minuit, le service était sur sa fin. Tout le monde se souhaita un joyeux Noël dans l’allégresse générale et la chorale entonna un chant de clôture.

Quand Luce la rejoignit, Gabrielle était encore sous le charme de la cérémonie. Elle congratula la belle brune qui s’était débarrassée de son costume angélique. L’italienne rosit aux compliments de la jeune femme.

-Alors vous avez survécu à tout ce décorum liturgique ? Pittoresque, hein ?

-J’ai survécu, confirma Gabrielle. Luce… C’était… vraiment magnifique. Et très émouvant. Je… je ne savais pas que vous chantiez.

-Une habitude. Je suis dans cette chorale depuis mes treize ans, confia l’italienne.

-Vous êtes… surprenante. Et si c’est possible… encore plus belle quand vous chantez.

Les deux femmes rougirent. L’intensité de leurs regards les brûlait. Il fallut que Rosa les rappelât à l’ordre :

-Les filles, dépêchez-vous, les desserts nous attendent !

*

Chez les D’Alba, la veillée se poursuivit chaleureusement jusqu’au petit matin. La cérémonie avait visiblement relancé les appétits des plus gourmands qui se ruèrent sur les treize desserts qui avaient envahi la table. Les conversations, qui en début de soirée étaient essentiellement centrées sur les péripéties actuelles de tout un chacun, s’étaient faites plus commémoratives au fur et à mesure de la soirée. On évoquait les secrets de famille, les anecdotes humiliantes ou audacieuses des uns et des autres. On se rappelait de l’époque des « grandes réunions familiales », ce qui plongea Gabrielle dans un océan d’incompréhension. Ce soir-là, ils étaient déjà une bonne vingtaine à table. Que pouvaient-ils donc entendre par « grandes réunions de famille » ?

Les premiers à partir furent les oncles et tantes de Luce, les plus âgés, qui se firent raccompagner par leurs propres enfants. Sur le coup des trois heures, il ne restait plus que les frères de l’italienne, leurs compagnes, et les parents. Les petits-enfants, eux, étaient couchés depuis longtemps. Rosa et Mario semblaient ne pas vouloir les voir partir. Gabrielle était vraiment touchée par l’amour qui se dégageait de cette famille.

Elle avait beau être totalement intégrée dans les discussions et les attentions de chacun, elle se sentait un peu décalée. Il en était sans doute de même pour la frivole compagne de Gianni qui ne collait pas du tout avec le décor et l’assemblée. Elle n’avait vraisemblablement pas inventé le fil à couper le beurre et, l’alcool n’aidant pas, elle se montrait de plus en plus exubérante, limite vulgaire.

A un moment où la fatigue se faisait sentir et la conversation commençait à s’essouffler quelque peu, Isabella se tourna vers Gabrielle et lui dit quelque chose dans un italien trop rapide pour que la jeune femme saisisse ce dont il était question. Dans la foulée, et devant le regard d’incompréhension de la française, la plantureuse blonde passa ses doigts dans ses cheveux courts et ébouriffés. Elle caressa son crâne et la coiffa comme on aurait fait d’une poupée, tout en répétant une phrase que Gabrielle ne comprenait toujours pas. Rouge de confusion, elle regarda Luce. Celle-ci ne lâchait pas des yeux les doigts importuns de sa belle-sœur du moment. Ses lèvres étaient si serrées et sa mâchoire si contractée que Gabrielle l’entendait presque grincer des dents. La belle italienne foudroya Isabella du regard, mais devant l’air incertain et innocent de la française, elle traduisit d’une voix qui laissait transparaître sa colère :

-Elle adore votre coupe de cheveux. Elle aussi pense à se les faire couper depuis longtemps, sans jamais oser…

Comme Isabella rajouta quelques mots, toujours en italien, Gabrielle crut que la belle brune allait commettre un meurtre tant elle l’incendia du regard. Toutefois, elle continua à traduire :

-Vous avez les cheveux extraordinairement doux, apparemment…

La jeune femme rit nerveusement, remercia maladroitement une Isabella toujours grise et se leva en prétextant le besoin d’aller aux toilettes. Luce dut résister à l’envie de la suivre pour… Pour… Pour quoi au juste ? Lui caresser les cheveux à son tour ? Elle ne supportait pas qu’une autre ait pu la toucher aussi intimement devant elle. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son sang froid. Elle fut rassurée qu’à son retour, Gabrielle vienne se rasseoir à ses côtés. Elle évita son regard mais, d’un geste qu’elle voulait ingénu, elle fit en sorte que son bras touche celui de la jeune femme. Elle avait besoin de ce lien, de ce contact, aussi ténu fût-il.

La veillée prit fin sans incident supplémentaire, sur le coup des cinq heures du matin. Les deux femmes prirent congé des D’Alba séniors non sans leur promettre de revenir manger avec eux durant le séjour de la française. Sur le chemin du retour, elles observèrent un silence mi-épuisé, mi-gêné. Luce se gara dans le parking attenant à la propriété et proposa de raccompagner sa locataire. Il faisait froid dans les allées éclairées. Leurs respirations dégageaient des nuages blanchâtres sur leur chemin. Leurs pas faisaient croustiller les graviers chargés de rosée verglacée. Quand elles arrivèrent sur le perron, la lumière un peu trop vive qui se déclencha les aveugla inopinément.

-Merci pour cette soirée, Luce. C’était… le meilleur Noël que j’aie jamais vécu.

-Mais je vous en prie, répondit l’italienne, souriant faiblement. Vous êtes une invitée modèle, et une apprentie cuisinière hors pair !

-Merci pour ça aussi. C’était génial. Et votre famille est vraiment extraordinaire. Vous avez de la chance, vous savez ?

-Oui, enfin… Certaines personnes présentes ce soir n’avaient rien d’extraordinaire, hein… Quand je pense que…

-Luce, l’interrompit Gabrielle. Personne ne soutient la comparaison : vous êtes extraordinairement déconcertante… On n’a pas le temps de s’ennuyer avec vous, hein ?

-Je vais prendre ça comme un compliment, rosit-elle.

Gabrielle lutta contre son envie irraisonnée de l’inviter à entrer. Elle savait au fond d’elle qu’elle n’avait absolument pas la force de faire quoi que ce soit à cet instant. Elle était trop exténuée pour affronter les torrents de désirs qu’elle voyait écumer dans les yeux noirs de la belle italienne. Elle-même avait besoin d’étancher cette soif inextinguible que Luce avait réveillée dans tout son être. Mais elle voulait être en pleine possession de ses moyens à ce moment-là. Et puis… pas le premier soir !

Elle racla sa gorge, prit son élan, enlaça prestement son hôtesse et posa des lèvres presque chastes sur celles, surprises, de Luce. Avant que celle-ci ne comprenne ce qui venait de lui arriver, Gabrielle lança un « Bonne nuit, beauté fatale ! » et disparut derrière sa porte sans un dernier regard.

Chapitre 3

7 commentaires

  1. … c’est toujours avec émotion que je relis cet épisode… parce que je t’y retrouve, si belle, en train de pétrir avec amour, de mesurer à l’œil, de manier la farine comme de la poudre féerique… Tu es merveilleuse et ces instants à tes côtés sont sacrés… je t’embrasse mon Italienne !

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    1. Chuuuuuuuuuut… c’est un secret de Noël ! Mais si t veux, je te confie un autre secret, @Nana… Sans poudre ni fée… un secret qui est valable toute l’année… un secret que je voudrais crier à la terre entière : je t’aime. ❤

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