…
Chapitre 5
Sa main est ferme et douce. Elle m’entraîne sur son bateau et prend soin de me placer sur le banc le plus proche du poste de pilotage. Avant de me lâcher, sa main presse un peu plus la mienne et sa chaleur se répand instantanément dans tout mon corps. « Je reviens », me dit-elle alors que je m’étonne de ma réaction instinctive à son contact. Docile, je la regarde rejoindre son marin pour accueillir les passagers. Quand tout le monde est enfin à bord, Vic monte aux commandes après m’avoir gratifiée de son plus beau sourire. Roxane, en amazone chevronnée, largue les amarres et grimpe en s’agrippant aux lourdes barres jaunes qui quadrillent l’avant de son bateau. Elle enjambe lestement le garde-fou et vient s’asseoir à mes côtés.
– Je suis contente que vous soyez revenue », me confie-t-elle en posant son bras sur le banc, juste derrière mon dos. Si ses mots me rassurent, son geste, lui, m’affole. Le dos de sa main m’effleure à chaque mouvement de l’embarcation et l’intérieur de son épaule brûle la mienne. Au-delà des quelques centimètres réunis de nos peaux, c’est cette étrange et pourtant familière posture qui me perturbe. Comme hier dans la cale, son bras autour de moi, à la fois protecteur, complice et séducteur, m’émeut et me comble. Si qui que ce soit d’autre s’était permis ce geste, je me serais sentie envahie dans mon intimité, mais avec Roxane, cette accolade paraît si naturelle, si bienveillante que mon corps la réclame et l’espère.
L’espace d’une seconde, je ferme les yeux. Comment peut-elle me faire ressentir des choses aussi contradictoires ? Il y a une minute à peine, j’étais en colère, frustrée, prête à hurler ou pleurer, ou vraisemblablement les deux. Il n’aura fallu qu’un sourire et son bras consolateur pour que tout s’évapore. En rouvrant les yeux, elle me sourit encore. Le bleu de son regard semble vouloir percer mes pensées.
Un nœud de non-dits se tisse entre mon cœur et ma raison. Pour mieux me taire, je mords distraitement ma lèvre inférieure, ce qui a pour effet de focaliser l’attention de Roxane sur ma bouche. Un instant, j’arrête de respirer. Elle est si près, si belle… Ses yeux sur ma bouche se perdent tant qu’elle se penche, comme pour les rattraper… Elle va m’embrasser… Je veux qu’elle m’embrasse ! Oh mon dieu, oui… Ses lèvres… Je les invite de tout mon silence. J’en devine le moelleux tendre et humide, la caresse ensorcelante…
Sur le banc, derrière, un enfant crie et rompt le charme. Pendant une seconde, je suis tentée de le faire passer par dessus bord. J’aurais tellement voulu… Roxane s’est un peu redressée, mais elle me fixe toujours. L’azur dans ses yeux se teinte de regret, à moins que ce ne soit ce que je voudrais y voir… Ou un simple reflet des miens. Une dernière fois, je regarde ses lèvres… Ses lèvres… Ces lèvres qu’il y a quelques minutes à peine, elle offrait à une autre ! Au souvenir insoutenable de ce baiser mon corps se raidit, en proie à une jalousie aussi incongrue que lancinante.
Instinctivement, Roxane resserre son étreinte. Son bras quitte le banc pour se poser directement sur mes épaules nues. Une atroce douleur déchire alors ma peau. Le soleil m’a brûlé plus profondément que je ne l’aurais cru… La morsure de sa peau cautérise mon désir une seconde. Elle réalise instantanément sa maladresse et se retire aussitôt en s’excusant vivement. Elle souffle alors, avec toute la tendresse du monde, sur ma nuque à vif.
Dans la cabine de pilotage, on s’agite. Nos regards se portent un instant sur les marches où Vic apparaît, un œil interrogateur braqué sur sa coéquipière. A sa question muette, Roxane répond par un simple hochement de tête, et le marin s’en retourne à ses manettes.
Je comprends qu’elle est déjà en retard sur ses commentaires et qu’elle va devoir se mettre au travail, mais tellement de questions se bousculent dans ma tête…
Tout chez elle est un curieux paradoxe : sous ses airs d’ange salvateur, de maîtrise sereine ou de capitaine fracassante, elle me paraît parfois quasi adolescente, trop fragile et vulnérable pour les tristes réalités sociales. Je ne sais pas quoi dire. Je ne sais même pas ce que j’ai le droit de dire. Elle me semble si loin de tous les codes…
Il faut que je sache. D’une petite voix timide que je ne reconnais pas, mes lèvres osent un « Roxane » un peu trop rauque. Son sourcil gauche se soulève et sa main vient se poser sur mon genou. Si ce geste était censé m’aider, c’est raté ! Ma peau sous la sienne ne m’appartient plus. Mon corps contre le sien n’est plus matière mais désir. J’aime tellement qu’elle me touche ! Elle me regarde et sa main tressaille, comme si elle prenait alors conscience de ce contact intime. Ne t’en va pas. Reste. Serre-moi encore. Mes envies me submergent et quand elle s’écarte, prête à m’abandonner pour son micro, je m’entends demander : « Qui était-ce ? ».
En réalisant, ce que je viens de dire, je sens le rouge me monter aux joues. Roxane se retourne et son visage traduit son incompréhension. Qui ? Une part de moi s’en veut d’avoir osé et l’autre attend une réponse pour respirer. « Cette fille, sur le bateau, tout à l’heure, avec son gros instrument… c’était qui ?
– Ah ! Elle… »
Roxane semble à la fois gênée et soulagée. Dans un grand sourire énigmatique, elle me lance : « Je n’en ai aucune idée ! ».
*
Il est quasiment treize heures quand le bateau jaune boucle son troisième tour de la journée. A son bord, Roxane s’est montrée plus éloquente et plus charmeuse que jamais. Les passagers sont conquis. Pour ma part, je suis dans l’expectative.
Tout à l’heure, face à ma perplexité devant sa réponse, elle m’a fait promettre d’être patiente. Elle me racontera, m’a-t-elle dit. Puis elle s’est donnée corps et âme à ses ouailles, sans oublier de me sourire ou de poser une main amie sur mon épaule dès que l’occasion s’est présentée.
J’attends, donc. Tout le monde débarque bruyamment et Vic quitte le ponton lui aussi après nous avoir envoyé un « Bon appétit, mesdames, et toi, Crevette, sois sage avec notre passagère préférée ! ».
Roxane lui tire la langue avant de remonter sur le bateau pour couper les moteurs.
– Vous mangez avec moi ? » me demande-t-elle.
– Seulement si vous me racontez…
Son sourire est sincère, son regard, électrique. Je dois contenir mon impatience quelques minutes de plus, le temps de commander deux sandwichs au kiosque qui trône à l’entrée du ponton. Marcher près d’elle me fait un drôle d’effet. J’ai l’impression que l’atmosphère est différente. Mes pas sont différents, mon rythme est altéré par sa présence. Il n’y a personne sur l’embarcadère, pourtant, j’ai l’impression que le monde entier nous regarde, ou devrait le faire. Et je souris.
Sur le bateau, nous choisissons les bancs les plus à l’ombre et nous nous installons l’une en face de l’autre. Roxane s’apprête déjà à croquer dans son sandwich avant de se raviser en regardant mes épaules :
– Non, je ne peux vraiment pas vous laisser dans cet état-là », dit-elle en reposant son casse-croûte. Pendant quelques secondes, je vois sa tête disparaître dans un compartiment sous la cabine puis ressortir en brandissant d’un air triomphant un énorme tube de Biafine.
– Faites-moi voir vos épaules », invective-t-elle avant d’ajouter timidement : « … si vous permettez… ». Comme je le lui permets, elle fait glisser tout délicatement les fines bretelles de mon débardeur sur mes épaules et je ne peux retenir un frisson. Sans doute pense-t-elle m’avoir fait mal car elle me présente ses excuses en redoublant de douceur. En silence, elle étale une épaisse couche de crème sur ce qu’il me reste d’épiderme. L’apaisement est immédiat et m’arrache un soupir reconnaissant. Je suis on ne peut plus consciente de la légèreté de ses doigts, de la sensualité de cette caresse thérapeutique. Je ne veux pas qu’elle s’arrête. Peut-être le devine-t-elle, car, toujours dans mon dos, elle applique une dose supplémentaire tout le long de mon bras droit, dessus, dessous, puis mon avant-bras, jusqu’à ma main qu’elle enveloppe de ses long doigts biafinés. Sans hâte, elle fait de même avec le bras gauche et me plonge dans un état second. Mon soulagement épidermique contraste avec le feu qui dévore mes entrailles et consume ma raison. Mon désir inonde licencieusement les méandres de ma féminité.
Quand sa main me quitte, je gémis, impatiente. Elle réapparaît devant moi en vidant un peu plus le tube sur ses doigts. De sa main propre, elle écarte mes cuisses pour s’agenouiller à mes pieds, puis elle repousse quelques mèches rebelles derrière mes oreilles. Ses yeux évitent les miens, concentrés sur ma peau, sourds à mon désir. Je n’arrive plus à respirer ni à penser. Mon regard se fixe sur la veine qui bat furieusement à son cou pendant qu’elle passe l’onguent miracle sur mon visage. Du bout des doigts, elle frôle d’abord mon front, mes joues, mes narines, puis remonte l’arrête de mon nez. Son souffle se raccourcit quand elle chemine en douceur sur les contours de mes yeux puis de ma bouche. Consciencieuse, elle n’oublie pas mes oreilles, et là encore, je frissonne. Mon corps entier réagit bien trop violemment. Sous mon débardeur, mes seins se dressent douloureusement. Entre mes jambes, mon sexe bat au rythme de sa veine. Son pouce se pose subtilement sur mon menton et applique la crème en redescendant sur ma gorge. Quand elle effleure ma clavicule, mes genoux se referment sur elle dans un réflexe aigu. Elle suspend son geste et se redresse brusquement.
Toujours sans croiser mon regard, elle me tend le tube ouvert en disant : « Vous devriez en mettre un peu sur votre poitrine et beaucoup sur vos cuisses ». Puis elle disparaît dans les toilettes où j’entends l’eau couler. Quand elle en ressort, elle sèche ses mains sur la toile de son bermuda et reprend son sandwich, qu’elle mord férocement, cette fois.
La frustration bouillonne dans tout mon corps. Encore une fois, je ne sais absolument pas quoi dire, ni quoi faire… alors j’obéis. Sans un mot, j’applique une lourde dose de Biafine sur mes cuisses et mes genoux, qui clignotent d’indignation et de soleil, puis je macule ma poitrine en prenant soin de ne pas approcher de trop près les pointes tristement érigées de mes seins que le tissu ne peut dissimuler.
A mon tour, je vais rincer mes doigts de l’excédent de crème et reviens m’asseoir face à cette curieuse créature qui dévore son sandwich. Le silence me pèse mais je ne sais comment l’entamer. A défaut de conversation, je croque à mon tour le pain croustillant. Au bout de quelques minutes muettes qui ne semblent pas perturber la belle capitaine, elle me regarde enfin. Je n’arrive pas à la déchiffrer.
Bon sang, je n’arrive même pas à me comprendre moi-même ! Pourquoi essayer sur un personnage aussi énigmatique ? Que me veut-elle ? Impossible à dire. Une minute, elle m’embrase d’un regard, d’un souffle, d’une caresse, la minute suivante, elle est aussi lointaine qu’imperturbable. Et moi ? Qu’est-ce que je lui veux ? Mon corps hurle une réponse bien peu chaste à cette question, mais ma raison, elle, est perdue. Je sais quand et comment lutter ou satisfaire mes désirs sexuels, mais je ne sais pas réagir face à… elle.
Comme elle me fixe toujours d’un regard impénétrable, un « Quoi ? » un peu agressif m’échappe.
– Ça vous arrive souvent de vous laisser cramer la peau comme ça ? On ne vous a pas prévenue que ça ne se faisait pas ?
– Et vous, ça vous arrive souvent d’embrasser des femmes que vous ne connaissez pas ? On ne vous a pas dit que ça ne se faisait pas ?
Si ma réponse m’a totalement échappé, elle aura au moins eu le mérite de percuter Roxane qui reste littéralement bouche bée.
Il lui faut quelques secondes pour retrouver ses mots :
– Ah… vous l’avez vue, alors…
– Oui.
Elle a subitement l’air si pitoyable que j’ai presque envie de me taire. Mais j’ai trop envie de savoir. J’en ai besoin. J’essaie néanmoins de réprimer mon aigreur.
– Vous ne la connaissiez vraiment pas ?
Penaude, elle secoue la tête.
– Alors ? ça vous arrive souvent ?
Roxane baisse les yeux et gratte nerveusement l’arrête du banc de ses doigts agités. Comme une enfant prise en train de faire une bêtise, elle répond faiblement :
– Non, pas souvent.
Son attitude me désempare totalement. Je m’attendais à ce qu’elle arbore un masque de séductrice invétérée, une femme fatale à qui rien ne résiste, et j’aurais sans doute fui en courant, ce qui est vraisemblablement la seule chose à faire… Mais là, je ne peux pas. Je ne comprends pas sa culpabilité. Et j’ai terriblement envie de la prendre dans mes bras. Ce qui ne correspond pas du tout à ce que je devrais ressentir ! Cette femme est un mystère. Je ne sais toujours pas quoi dire ni penser.
– Ça… ça vous dérange vraiment que j’embrasse une femme ?
Sa voix demeure mal assurée, mais elle me regarde, cette fois. Ce n’est pas qu’elle embrasse une femme qui me dérange, mais qu’elle en embrasse une autre… que moi. Une inconnue. Je retiens mes pensées en mordant ma lèvre.
– N’ayez pas peur, je ne vais pas vous embrasser, vous. Je suis lesbienne, mais pas contagieuse, vous savez…
S’il y a un peu d’amertume dans son ton, elle reprend très vite en souriant :
– Je suis peut-être un peu sauvage, mais je ne vous sauterai pas dessus, vous n’avez pas à avoir peur de moi ! Vic, par contre…
Sa plaisanterie m’arrache péniblement un sourire. Dans ma tête, tout se bouscule. Elle pense que j’ai peur d’elle ? Que je suis effrayée de son homosexualité ? Que je crains pour ma vertu ?! C’est un comble !
Son sourire me déchire mais je parviens tant bien que mal à ravaler mes larmes. Si je meurs d’envie de la détromper sur mon dégoût, ses mots résonnent en moi. Elle ne va pas m’embrasser, moi. Je ne suis pas…
– Je n’ai pas peur, Roxane. Ni de vous, ni de Vic.
C’est tout ce que j’arrive à dire pour l’instant. La belle capitaine me jauge. Elle penche son visage vers moi dans une moue adorable, comme pour deviner mes pensées. Son air dubitatif, le sourcil froncé et le nez retroussé se mue brusquement en un sourire radieux.
– Alors, tout va bien ! », lance-t-elle gaiment.
Rien ne va plus, au contraire. Si tu aimes les femmes, aime-moi ! Regarde, je suis une femme ! Bon, d’accord, là tout de suite, j’ai sûrement l’air d’une écrevisse, mais je t’assure que je suis femme ! Et j’ai tellement envie de toi !
Mais qu’est-ce que je dis, moi ? Allez, reprends-toi, bon sang ! On peut être amies aussi, c’est cool, les amies… Oui, bon d’accord, celle-là me fait littéralement couler, mais quand même ! Allez, fais un effort ! Sortir les rames sur un bateau à moteur : ça aussi c’est un comble.
Mais puisqu’il le faut, j’entame une conversation des plus banales pendant que nous finissons nos sandwichs. Au bout de quelques minutes, la tension est redescendue de plusieurs crans. Très vite, Roxane me tutoie, sans autre forme de procès. Elle répond à toutes mes questions sur ses origines, sa formation, ses ambitions, sa famille. Je découvre un personnage toujours plus curieux, complexe et sain en même temps. Ses réponses sont franches et sans fioritures et sa répartie se montre des plus rafraichissante.
– Moi, je suis nulle pour poser des questions », me dit-elle sans ambages, « vas-y, raconte-toi. »
Alors j’essaie d’être aussi vraie qu’elle et de brièvement de lui dresser mon portrait. Elle m’écoute, très attentivement, et valide d’un petit signe de tête à chaque information qu’elle juge importante. Elle semble concentrée comme lorsqu’elle manœuvre son bateau jaune. Elle est vraiment superbe. Pas d’une beauté lisse, mais de celles qui bouleversent, qui dérangent presque. Elle, sauvage ? Oui, sans doute, mais elle a cette faculté de vous faire croire que vous pouvez l’apprivoiser… Et ça… c’est terrible.
Quand je me tais, elle me demande : « Est-ce tu veux te baigner ? ». Au souvenir de son corps quasi nu, hier, mes chairs se liquéfient. Comme je ne réponds pas, elle se reprend tout de suite :
– Oh pardon, j’oubliais tes coups de soleil… Ce n’est pas du tout une bonne idée…
– Non… c’est sûr. Mais si tu veux te baigner…
Mes mots se perdent au fond de ma gorge, anéantis par l’image de Roxane, ruisselante et salée. De nouveau dangereusement émoustillée, je l’entends me répondre :
– Je peux me baigner quand je veux, mais c’est pas tous les jours que j’ai l’occasion de te rencontrer !
– Tu es sûre ? Il fait si chaud…
– Au pire, je piquerai une tête juste avant de reprendre.
Flattée, je lui rends son sourire et je profite du flottement pour demander :
– Est-ce que je peux te poser une question indiscrète ?
Intriguée, elle tend un menton interrogateur.
– Tu embrasses souvent des filles que tu ne connais pas ?
– Mais… Mais c’est elle qui m’a embrassée ! Pas moi ! J’ai rien f…
– Oh arrête… T’avais quand même l’air bien consentante… Enfin moi j’dis ça…
Devant le déni véhément de Roxane et son air choqué, je ne peux retenir un éclat de rire. Comme si j’avais porté un coup fatal à sa fierté, elle s’engage alors dans un récit murmuré sur le ton de la confidence :
– Non mais la fille, je te jure, complètement tarée ! Je ne la connais ni des lèvres ni des dents… Quoi que… maintenant… Bref. D’abord, en montant sur le bateau, elle me fait un check on ne peut plus grossier.
Devant mon air perplexe, elle explique :
– Un check… Genre « t’es d’la communauté, j’suis d’la communauté, on est de la communauté, quoi ». Oui, je sais, c’est pas très subtil… Mais ça peut être utile. Enfin, elle m’a checkée avec le gros clin d’œil bien lourd et un coup de langue. J’ai cru que j’allais être foudroyée de délicatesse. Heureusement, c’était Vic aux commentaires, mais dès qu’il a lâché le micro, elle s’est pointée devant la cabine et elle a tapé la causette pendant tout le tour !
Au fur et à mesure de son histoire, dont je bois chaque mot, Roxane s’emballe. Son indignation est touchante. Elle me fait fondre… Mais je suis quand même bien curieuse de savoir comment elle a pu se laisser embrasser aussi facilement !
– Elle est carrément montée dans la cabine avec moi. Elle m’a raconté toute sa vie, dont je n’avais strictement rien à faire et elle m’a posé plein de questions. Elle me collait, c’était terrible.
– Hum… Je t’ai raconté ma vie aussi… et je t’ai posé plein de questions…
– Oui, mais toi c’est pas pareil », me répond-elle en rougissant légèrement. « Toi, je t’ai invitée à monter, et j’aime bien parler avec toi ».
Cette fois, c’est sans doute moi qui rougis. Je l’encourage à poursuivre.
– Je n’avais qu’une hâte, c’est que le tour se termine et qu’elle descende, mais quand on est rentrés dans le chenal, elle m’a dit texto « J’te kiffe grave, tu fais quoi ce soir ? ». Je ne savais pas si je devais rire ou pleurer, alors j’ai dit : « Je dors, parce que je suis fatiguée ».
Si je ris à sa réplique, mon corps, lui, est tendu. Il attend le passage sur ce baiser mystérieux. Elle continue d’un air grave :
– Elle ne s’est pas démontée, elle m’a dit un truc du style : « je sais comment te faire oublier la fatigue, moi » et là, elle m’a embrassée. Elle m’a touchée, partout. Et quand j’ai réalisé que ce n’était pas… J’ai dû crier, tu te rends compte ? Je ne crie jamais.
Elle me regarde intensément. Elle est sérieuse. Encore maintenant, elle est choquée… et je la suis aussi.
– J’ai rencontré quelques filles dans ma vie, et traîné dans des milieux où certaines se croient tout permis. Ça fait longtemps que je suis sortie de ce circuit et j’avais oublié à quel point je détestais ça.
Encore une fois, je suis perdue. Patiemment, elle m’explique d’un air un peu gêné :
– Certains milieux homos sont un peu glauques. Ce sont d’ailleurs souvent eux qui perpétuent cette réputation de dépravation malsaine. Plus jeune, il m’est arrivé de les fréquenter. Par facilité… ou dépit, je ne sais pas trop. Alors… je ne les juge pas mais… je n’y arrive plus du tout.
– Je comprends. Mais ce que je ne saisis pas, c’est pourquoi tu t’es laissée faire.
– C’est parce que je pensais à…
Roxane s’interrompt et sa vue se brouille un instant.
– Je pensais à quelqu’un d’autre » dit-elle en évitant mon regard.
– Donc, tu as quelqu’un ?
J’ose cette question à brûle pourpoint et retiens ma respiration. Un éclair douloureux traverse son regard.
– Non. Non. Être avec quelqu’un, c’est bien trop dangereux pour moi !
Sa réaction, bien trop violente pour être feinte, m’interpelle. Avançant sur des braises, je l’interroge :
– Tu… quelqu’un t’a fait souffrir ?
Sa mâchoire se crispe ostensiblement.
– Tu peux en parler ?
Je pose une main amie sur son poing serré, qui se relâche aussitôt pour entrelacer nos doigts. Ce simple geste empoigne mon cœur. Je me tais douloureusement, espérant ses mots. Ils arrivent au compte goutte.
– Je… je ne sais pas si… oh… tout ce que je peux te dire c’est que j’aime entièrement. Je… ne sais pas faire autrement. Mais je n’ai pas rencontré…
Elle racle sa gorge. Dans un petit sourire triste qui piétine définitivement le peu de distance émotionnelle que je pouvais maintenir entre nous, elle se reprend :
– Disons que je suis tombée sur une personne qui n’aime pas comme moi. Ça n’a pas marché. Ça ne peut pas marcher.
Elle hausse les épaules et sourit de plus belle. Je dois me faire violence pour ne pas la prendre dans mes bras.
– Eh beh ! Quel optimisme !
– Oui, hein… D’ailleurs, je crois que c’est le moment de piquer une tête. Vic ne va pas tarder à revenir.
Voilà une diversion radicale ! Je manque de m’étrangler.
– Ça ne te dérange pas si j’y vais, vite fait ? Tu… non, toi non. Ce n’est vraiment pas une bonne idée.
– Va, ne t’inquiète pas. De toute façon, je n’ai pas mon maillot !
– Et alors ? Mon non plus !
Il n’y a sans doute pas de sous-entendu dans sa réplique, mais elle me retourne complètement. Quand elle ôte son marcel et son bermuda avec un naturel déroutant, mon pouls s’accélère dangereusement. De près, son corps est encore plus désirable. Sa peau hâlée est une ode à la sensualité et sa silhouette gracile et tout en muscle invite à la volupté. Sans la moindre pudeur, je la dévore des yeux. Si elle s’en rend compte, elle ne le montre pas. Lorsqu’elle rentre dans l’eau, je maudis ma bêtise. Si seulement je m’étais mieux protégée, je pourrais être dans l’eau avec elle, à cet instant. A moitié nue, moi aussi. On pourrait…
Je n’ai pas le temps de laisser mon esprit vagabonder au hasard des possibles, elle remonte déjà. Les cheveux plaqués en arrière, les tétons fiers et droits, elle me rejoint sur le pont et remet ses vêtements qu’elle mouille d’eau salée. Elle sent l’iode et la liberté. Elle est belle. Elle me sourit.
*
Ce soir, je ne sors pas. Je n’ai pas envie de me retrouver face à la musicienne-tortue-ninja, ni de prendre un bain de foule. Je ne veux que repenser à cette curieuse et cuisante journée. Ma peau me tire affreusement et l’air est lourd. Avant de m’affaler sur le canapé, je branche le ventilateur. Distraitement, je sors le tube de Biafine que Roxane m’a si gentiment offert et m’en recouvre les membres roussis. L’air pulsé contre ma peau hydratée me fait un bien fou, mais la caresse est loin d’être aussi agréable que tout à l’heure.
Au retour de Vic, Roxane m’a priée de l’accompagner dans la cabine. J’ai fait le premier tour de l’après-midi avec elle et nous avons discuté aussi sereinement que possible. Pour meubler mes quelques jours de vacances, elle m’a concocté tout un programme : musées, îles, restaurants, concerts, sorties en mer, randonnées… Tout cela m’a paru très alléchant. Finalement, la Côte d’Azur l’été, ça vaut peut-être le coup…
A la fin du tour, comme je ne voulais pas m’imposer tout l’après-midi, je suis descendue. Elle m’a raccompagnée jusqu’au bout du ponton, laissant à Vic le soin d’embarquer les passagers suivants, et nous nous sommes fait la bise pour la première fois. Sa joue, chaude, était toute gorgée de sel et de soleil. Comme je lui ai dit « A demain ! » avec mon plus beau sourire, elle m’a regardée d’abord surprise puis désolée.
– Demain, c’est mon jour de repos. Et après-demain aussi. »
Je n’ai pas dû bien cacher ma déception car aussitôt elle a repris :
– Mais si tu veux, on peut aller faire un tour ! La montagne, ça te dit ? »
L’enthousiasme dans ses yeux ne semblait pas feint. Après avoir exprimé quelques scrupules à la voir ainsi sacrifier ses jours de relâche et face à son insistance, je me suis bien facilement laissée convaincre. Nous avons échangé nos numéros et nous sommes donné rendez-vous à une heure décente devant le ponton. « Je m’occupe des sandwichs, tu t’occupes de l’eau », a-t-elle tranché. Et voilà que ma journée de demain promettait d’être des plus intéressantes.
Ce soir, mes bras me font mal, presque autant que ma peau. Ils me rappellent ma course de ce matin et le récit outré de Roxane qui me fait encore sourire. N’empêche… Elle s’est laissée faire en pensant… à une autre ? C’est curieux. « Je ne vais pas vous embrasser, vous », a-t-elle dit. Je sais qu’elle se voulait rassurante… Mais même des heures après, ces quelques mots qui résonnent en boucle dans ma tête me torturent. Se peut-il qu’elle n’ait rien ressenti de cette étrange alchimie qui m’embrase dès que je suis près d’elle ? Cette tension à la fois délicieuse et dévorante qui électrise l’air autour de nous n’est-elle que le fruit de mon imagination ?
Comme une adolescente éprise, je me repasse le fil de la journée : le contact de ses doigts, sa respiration courte, son regard pénétrant, sa main dans la mienne, son corps nu et fier, sa douceur et sa prévenance…
Les images se succèdent et m’arrachent des petits soupirs ridicules. Quand mon téléphone vibre, je sursaute et sors de mon état d’hébétude. En grognant, plus contre moi-même que contre l’appareil, je consulte l’écran bleuté de mon téléphone. Mon cœur manque un battement. C’est un message de Roxane : « Est-ce que tu as quelque chose contre les motos ? ». La formulation me fait sourire. « Pas encore » dis-je en accompagnant ma réponse d’un smiley moqueur. Sa réponse ne se fait pas attendre : « Alors prends une veste et un pantalon pour demain. Bonne nuit chair écrevisse ! ». Seule dans le salon, je ris bruyamment de son jeu de mot. « Bonne nuit Crevette ! »
Le smiley qu’elle m’envoie me tire une langue effrontée. Malgré moi, je fais le transfert. Sa langue effrontée. Sa langue sur moi… Il ne m’en faut pas plus pour m’enflammer et me liquéfier à nouveau. Le désir fait chanter chaque fibre de mon corps et je dois me faire violence pour ne pas laisser mes mains me parcourir encore. Je ne veux pas d’un plaisir solitaire qui me laisserait si cruellement insatisfaite. Je la veux, elle.
Comment vais-je survivre à demain ?
Le ventilateur ne me rafraîchit plus autant. Sur ma peau, la Biafine a été absorbée. Dehors, j’entends les bruits des passants, des scooters et des chats qui rappellent à leurs humains qu’ils ont faim. La nuit tombe à peine. Elle est claire encore. Et la lune offre un quartier des plus généreux. Demain, je suis avec Roxane.
Comment vais-je survivre à demain ?
*
Toujours un plaisir de te lire… avec ces personnages tellement touchants… et vrais !
Merci pour ce moment de pause… 🙂
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