Vacances, canicule et Visiobulle (Chap. 6)

Chapitre 1

Chapitre 5

 

Chapitre 6

La chaleur fait danser les pierres au devant du chemin. Elles croustillent sous nos pas et rythment notre marche silencieuse. En tête, Roxane ouvre la route. Le sentier pédestre n’a visiblement aucun secret pour elle. C’est drôle… Hier, j’aurais juré qu’elle était fille de la mer, qu’elle était née pour sentir l’iode et fendre les vagues. Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’elle appartient à cette montagne. Son pied rebondit lestement au flanc calcaire que l’on ascensionne. Sa peau renvoie d’autres reflets, plus profonds, plus denses, plus secs. Pourtant, quand il questionne l’horizon, son regard est aussi intense, qu’il se perde dans cette étendue verdoyante ou dans le camaïeu maritime.

Elle affiche un profil sérieux, presque grave. Elle est à la fois concentrée sur la beauté des paysages qui s’offrent à nous et sur le chemin sous mes pieds. Même si j’ai réussi à lui faire entendre qu’une paire de baskets suffirait, elle n’en est pas convaincue. Régulièrement, elle me prévient d’une pierre, d’une ornière ou d’une simple ronce. Quand le sentier se clive en quelques marches rudimentaires, elle se retourne pour me tendre une main assurée. Si le danger n’est pas réel, je la saisis docilement, profitant de chaque contact de sa main prévenante.

C’est à peine si nous avons échangé quelques mots depuis ce matin. J’ai, sans doute vainement, essayé de ne pas montrer mon trouble devant la version de Roxane en motarde. Je suis presque sûre d’avoir réussi à ne pas baver. Presque. Et je crois être parvenue à contenir tous les papillons qui menaçaient de me faire exploser quand j’ai enjambé la selle et que je suis venue me caler contre elle. Je n’ai quasiment pas tremblé en posant mes mains sur ses hanches. J’ai survécu à chaque virage, creux ou bosse qui a contribué à me coller toujours plus contre son corps grisant. Je n’ai pas tourné de l’œil quand elle a posé sa main sur la mienne pour resserrer mon étreinte juste avant une accélération. C’est à peine si j’ai cessé de respirer. Un peu…

Quand elle a coupé le moteur et que nous nous sommes préparées pour la randonnée, je n’ai pas hurlé mon désir quand elle a troqué, sous mes yeux, son jean contre un short en toile. C’est fou le peu de confiance que nous avons en notre corps, c’est dingue de mesurer à quel point nous nous sentons faibles. Nous avons si souvent l’impression que la situation nous échappe, que nous ne sommes pas maîtres de nos destins, que notre corps nous trahit… Or, il n’en est rien. Ce matin, j’ai pu voir à quel point j’étais forte. Je n’ai pas arraché mes vêtements, je me suis contentée de rougir et de me changer à mon tour. J’ai fait comme si je n’avais pas vu son regard se détourner de mes jambes nues, y revenir furtivement et s’enfuir à nouveau comme si elle avait peur d’être surprise en flagrant délit de voyeurisme. J’ai prétendu ne pas l’avoir vue sourire à mon irrépressible pudeur. Je n’ai pas succombé à cette énergie ardente et vorace qui broie jusqu’aux molécules d’air entre nous.

Quand, après avoir réparti le poids dans nos sacs à dos, elle s’est mise en marche, je l’ai suivie. Depuis, elle ne s’arrête que pour m’aider à passer quelques obstacles, me montrer un arbre, une fleur, un panorama. Elle avance, tranquille, d’un pas qui assure et qui rassure. Au fur et à mesure, le mouvement m’apaise. Est-ce l’oxygène auquel mes poumons ne sont pas vraiment habitués ou le rythme lénifiant de nos pas ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que je respire à nouveau. Mon corps s’apaise et se repait de la montagne autour. Ici, le ciel est plus bleu. Les arbres ne semblent pas encore pâtir de la sécheresse qui accable la Côte. Ils se dressent, vertement, tout en feuilles et en épines, dans un équilibre savant que seule Dame Nature maîtrise.

– On n’arrivera pas là-haut avant une bonne heure », me dit alors ma guide. « Tu veux t’arrêter pour manger ? Il est plus que l’heure… ».

Il est treize heures à ma montre. Cela fait donc un peu plus de deux heures que nous grimpons. Mes jambes tiennent bon et mon estomac ne grogne pas, mais le frottement du sac à dos sur mes épaules presque à vif me pousse à acquiescer.

– Il y a une très belle vue juste après ce virage. C’est à deux cents mètres à tout casser », propose-t-elle en continuant.

Trois minutes plus tard, nous nous arrêtons à l’orée d’une petite prairie qui s’ouvre sur la vallée. Le paysage est à la fois bucolique et majestueux. Les montagnes autour sont lumineuses et quelques sommets, au loin, pointent fièrement leurs neiges éternelles. Quelques gros nuages, de ceux qu’il nous semble pouvoir toucher, de ceux que l’on voudrait serrer très fort, comme des polochons, flottent dans l’azur insolent.

Roxane ouvre un plaid qu’elle jette à nos pieds et commence à sortir nos victuailles. « Mange », me dit-elle gentiment en croquant à pleines dents dans son sandwich. La vue de la nourriture a éveillé ma faim. Pendant de longues minutes, nous faisons honneur au pique-nique dans le silence assourdissant des hauteurs.

« C’est là-haut que nous allons », m’apprend-elle en buvant une rasade d’eau bien fraîche. Son doigt désigne un piton rocheux au sommet de la montagne que nous gravissons. Un petit chalet surplombé d’une grande antenne s’y dresse, seul. Comme elle me tend la bouteille, je bois également et elle poursuit :

– C’est une cabane de garde forestier. Avant, elle était habitée six mois sur douze. Aujourd’hui, je pense que les surveillances se font essentiellement par satellite. Ça fait des années que je n’y ai plus vu personne.

– Tu viens souvent, ici ?

– Mon père a un petit chalet, en bas, dans la vallée. Un héritage familial. J’y viens quand je peux.

– Quelle chance ! Ça doit être génial d’avoir un endroit aussi magique pour se ressourcer.

– C’est très tranquille.

Roxane fait un peu de place sur le plaid et s’allonge en coinçant la tige d’une herbe rigide entre ses dents. Elle soupire et ferme ses yeux en mâchonnant sa brindille. Les bras croisés sous sa nuque, ses traits se détendent complètement. Je résiste vaillamment à l’envie de passer ma main dans les mèches folles de ses cheveux.

A cet instant, elle paraît presque adolescente : sauvage, vulnérable, attendrissante… et dangereusement offerte. J’envisage très sérieusement de m’allonger auprès d’elle et de poser ma tête sur son épaule. Ce qui me retient, c’est la peur de briser cette minute parfaite.

– Tu m’as dit que tu aimais vivre sur Lyon, je ne pensais pas que tu aimerais autant ma montagne.

Ses mots me tirent de mes pensées. Elle a parlé sans ouvrir les yeux et semble attendre une réponse, le menton levé.

– J’aime le calme. J’aime aussi ma vie en ville, mais ce calme-là, je crois que j’en ai besoin.

Comme si elle acquiesçait, elle baisse son menton.

– Tu vis seule, sur Lyon ?

Son visage reste impassible, comme si sa question émanait de la brise qui nous fait frissonner par moment. Je ne peux retenir un léger frémissement.

– Oui.

Sa mâchoire écrase un peu plus le brin d’herbe. Elle se tait. Je ne parle pas. Aussi doucement que possible, je m’allonge à mon tour en prenant soin de ne pas la toucher. Au-dessus de nos têtes, les gros nuages gonflent de toute leur blancheur comme des coqs qui bombent le torse. Un rapace fait de grands cercles réguliers, sans crier, sans faillir. Quand je ferme les yeux, elle me dit : « Tu as bien raison ».

– De quoi ?

– De vivre seule. C’est beaucoup plus simple.

Intriguée par cette remarque, je l’observe à nouveau. Ses traits se sont durcis. La brindille ne gigote plus entre ses lèvres. Curieuse, je demande :

– Tu dis ça parce que tu aimes la simplicité et que tu tiens à ta solitude ?

– Pas toi ?

Cette question, je me la suis posée longtemps. Je prends mon temps avant de répondre :

– Je ne crois pas. Je ne sais pas vraiment. J’aime le calme et mon indépendance, mais, comme la plupart des gens, je crois, je suis hantée par le mythe du couple… Tu sais, cet idéal à la Disney dont la société nous martèle le crâne…

– « Un jour, ton prince viendra… », ironise-t-elle la mâchoire serrée.

– Oui, quelque chose comme ça. C’est idiot, je sais et terriblement commun… Mais en attendant, et toujours pour faire dans le cliché, je préfère être seule que mal accompagnée.

– Ah ! Ça…

Son visage se ferme un peu plus. Elle secoue la tête, comme pour chasser un mauvais souvenir. A brûle pourpoint, je l’interroge :

– Tu as connu beaucoup de « mauvaise compagnie » ?

Le silence qui règne pendant quelques secondes est brisé par le bruit de la tige qu’elle sectionne entre ses dents. D’une main nonchalante, elle vient retirer l’herbe de ses lèvres et la jette derrière elle.

– Il aura suffit d’une seule.

La voix est rauque, le ton sec. Consciente de marcher sur des braises, je pousse l’investigation :

– Tu veux en parler ?

– Non.

La réponse est sans appel. Mais je décroche quand même.

– Allez… Dis-moi.

Roxane ouvre les yeux, sourit et bascule sur le côté pour mieux me faire face.

– Tu veux vraiment savoir, hein…

Son sourire me rassure un peu. Je ne voudrais pas remuer des souvenirs trop douloureux, mais je suis incapable de cacher ma curiosité.

– Oui. Allez… Dis-moi !

Elle sourit à nouveau avant de prendre une profonde inspiration et de lancer d’un air grave :

– Ce serait vraiment gênant de te raconter… ça.

– Pourquoi ?

– Parce que ça te révèlerait à quel point je suis stupide.

– Pffff… ça, je le devine déjà !

Elle prend un air outré et j’explose de rire. Elle me tire facétieusement la langue en feignant de se lever, boudeuse. Au supplice, je me tourne à mon tour sur le côté et la retient avec force, serrant son corps contre le mien. Elle ne lutte pas et mon désir s’embrase aussitôt. Son abandon, sa chaleur, son contact, me font frissonner. À moins que ce ne soit elle qui tremble. Ses iris se teintent d’orage et elle se raidit brusquement. Je la libère en prenant soin de ne pas fixer ses lèvres que mes lèvres espèrent.

– Ce n’est… vraiment pas flatteur… ni intéressant », dit-elle en détournant le regard.

– Moi, ça m’intéresse.

Retranchée à une distance nécessaire et suffisante, Roxane capitule.

– Comme tu voudras, mais vraiment, ça n’était rien d’extraordinaire.

Une petite brise fraîche ponctue prématurément son aveu. D’un regard interrogateur, je la pousse à poursuivre.

– Il y a quelques années, alors que je cherchais à sortir du milieu un peu trop lesbien-glauque dont je te parlais hier, j’ai quitté Nice pour m’installer sur Antibes. Avec l’aide de mon père et avec mon tout nouveau travail suffisamment rémunéré, j’ai acheté un appartement. Mon appartement. Les prix sont faramineux sur la Côte, et le crédit était assez élevé. J’ai donc décidé de prendre un colocataire. Un de mes meilleurs amis d’université était intéressé et pendant quelques mois, nous avons cohabité. C’est ainsi que j’ai rencontré sa famille, en particulier sa sœur… »

Un rayon de soleil vient frapper son visage et l’oblige à plisser le regard. Imperturbable, elle poursuit :

– Moins d’un an après, Stéphane, mon ami, a été muté sur Paris. En partant, il m’a proposé de laisser sa coloc à sa sœur, Christelle. J’aurais préféré… et j’aurais mieux fait de m’en tenir à mes préférences… un coloc masculin. Les hommes, c’est beaucoup plus facile à vivre !

A mon tour, je prends un air outré qui la fait sourire.

– Oui, bon, peut-être pas en couple, mais en coloc, c’est vrai. Bref, je n’ai pas osé dire non. Le problème, c’est que j’aimais bien, Christelle. Elle était un peu plus jeune, mais très mature pour son âge. Elle débutait, professionnellement, mais c’était déjà un savant mélange de femme fatale et d’ingénue, de femme d’affaire et d’artiste, de… Enfin… tu comprends… Il ne m’a pas fallu longtemps pour tomber complètement amoureuse. »

Je fais taire le sursaut de jalousie qui tord mes boyaux et l’encourage d’un petit hochement de tête.

– Elle ne voyait pas beaucoup d’hommes mais je savais qu’elle était hétéro et elle savait que j’étais lesbienne. Je crois qu’elle a très vite compris qu’elle me plaisait, mais ça ne l’a pas effrayée. Elle se montrait particulièrement gentille et ouverte avec moi. Je prenais son attitude pour une forme de noblesse d’âme. Plus je tentais de modérer mon attirance, plus elle se rendait désirable. Elle… Je ne sais pas comment dire ça… »

Comme si elle cherchait son inspiration dans les nuages, elle poursuit d’une voix lointaine :

– Elle trouvait le moyen de me repousser… sans que je me sente repoussée. J’étais littéralement et tristement folle d’elle. Je faisais ses quatre volontés, je ne vivais que dans l’espoir d’un peu d’attention de sa part. Et elle m’en donnait : un sourire, un mot gentil, une caresse désinvolte. Je l’aimais. Je l’attendais. Je l’espérais tellement qu’elle ne pourrait me résister indéfiniment ! »

Le petit sourire affecté de Roxane à cet instant me laisse penser que, quelle que soit sa blessure, elle n’est sans doute pas encore complètement refermée.

– Je ne me suis même pas rendu compte…

Sa voix s’effrite et la phrase reste en suspens. Son regard s’est perdu quelque part dans les nuages. Quand elle redescend, son ton est amer.

– Je ne me suis même pas rendu compte qu’elle ne m’aimait pas. Qu’elle ne le pouvait pas. »

À nouveau, une brise trop fraîche nous fait frissonner.

– Tu vois, c’est pathétique, hein… »

Je me tais. Elle poursuit :

– Pour te la faire courte, un jour, elle est rentrée en me disant qu’elle avait rencontré quelqu’un. Un homme évidemment. Un collègue. Mon cœur s’est arrêté de battre. J’aurais voulu mourir. Vraiment. Au lieu de ça, j’ai déserté mon appartement. Je suis restée chez mon père pendant trois semaines. Sans parler. Sans bouger. Sans vivre. Quand je suis rentrée chez moi, elle n’était plus là. Ça va faire bientôt deux ans et je commence à peine à pouvoir rentrer dans cet appartement sans vouloir en ressortir aussitôt. »

Je laisse le silence s’installer un moment. Roxane se force à sourire et son effort me fend le cœur. Bravache, elle soutient mon regard en maugréant :

– Tu vois, il n’y avait pas grand chose à raconter. Ça n’a pas d’importance.

– Ça en a… pour moi. Tu l’aimes encore ?

– Non.

Sa réponse est posée et réfléchie. Et sa voix bien plus assurée qu’une minute plus tôt.

– Ça a duré longtemps, votre colocation ?

– Un peu plus de trois ans.

– Trois ans ?!

Trois ans ? C’est une blague ? Qui peut crever de désir pendant trois ans ? J’ai du mal à survivre depuis trois jours ! Mon exclamation de surprise la fait rire timidement.

– Oui, je sais, je suis pathétique. Mais au moins, j’ai appris de ma bêtise.

– J’espère bien ! Trois ans ?! C’est l’équivalent d’une licence ! J’espère bien que tu as appris !

Elle rit franchement cette fois.

– Ne t’inquiète pas. Je suis maintenant diplômée en Gare-à-ne-pas-tomber-amoureuse-d-une-hétéro ! »

Mon rire s’étrangle dans ma gorge. Son regard s’ancre dans le mien quand elle poursuit le plus sérieusement du monde :

– Les hétéros, plus jamais. On ne peut pas prendre le risque. Moi je ne le peux pas. »

Ses derniers mots me font l’effet d’un uppercut. Sans souffle, j’essaie de composer un sourire compatissant. Quelque part au creux de mes entrailles meurtries, une voix hurle mon insurrection. Mes lèvres, elles, se taisent.

Roxane se rallonge complètement et fixe le ciel.

– Il y a certaines lesbiennes qui excellent dans l’art de la conversion. Leur passion dans la vie, c’est de convertir un maximum de femmes. Que ce soit pour satisfaire leur curiosité ou par pur « goût du sport »… je déteste ça. C’est dangereux, irrespectueux et… douloureux.

J’ai envie de pleurer. Je voudrais lui dire… J’ai besoin de lui dire que je ne suis pas de ce genre-là, qu’avec moi elle ne craint rien, que tout ce que je veux, c’est elle. Mais je ne le peux pas. Dans l’espoir de détourner la conversation, je demande :

– Il y a vraiment des femmes qui font ça ?

– Quoi ? Passer leur temps à « invertir » des hétéros ? Oui, bien sûr. Tiens, tu te rappelles la fille d’hier ? »

Au souvenir de la musicienne-tortue-ninja, mes poils se hérissent. Je grogne : « Celle que tu as embrassée ? »

– Celle qui m’a embrassée », me reprend-elle du tac-au-tac. « Elle, je suis sûre que ça doit beaucoup l’amuser, ce genre de choses. Fais attention, si tu la croises à nouveau. J’ai bien vu comment elle t’a regardée, en partant ! »

Son sourire moqueur ne suffit pas à atténuer ma frustration. En une fraction de seconde, mon cerveau se met à tourner à plein régime. Si je me contente de rire et de changer de sujet, je perds peut-être ma seule occasion de lui dire… de lui faire comprendre…

La décision s’impose instantanément. En prenant un air détaché, je me rallonge à mon tour, le regard tourné vers l’azur, et aussi légèrement que possible, j’ose :

– Pour qu’elle me « convertisse », comme tu dis, il faudrait d’abord que je sois hétéro.

La réaction de Roxane ne se fait pas attendre. Brusquement, elle se redresse et me fixe avec de grands yeux d’un bleu plus dense que jamais. Elle ne dit pas un mot, mais son regard décline toute une palette d’émotions qui va de l’incrédulité à la stupeur, en passant par… l’espoir ?

Heureuse d’avoir fait mouche, mais peu rassurée pour la suite, je lui souris faiblement.

– Non, tu…

Elle secoue la tête avant de se reprendre :

– Non, tu es hétéro. Hier, tu as parlé « d’hommes », dans ta vie…

A mon tour, je m’assois en tailleur et lui fait face.

– C’est vrai, mais j’ai connu une femme aussi. J’avais presque vingt ans…

J’hésite à poursuivre devant son air dépité. Elle semble complètement perdue. Je poursuis néanmoins.

– Elle s’appelait Erika. On s’est connues à un mariage. Je ne comprenais pas pourquoi j’avais envie d’elle, mais elle savait très bien quoi faire de moi ! Ça a été… Sans doute l’expérience la plus intense que j’aie jamais vécue et la plus brève aussi.

– Ne me dis pas ça… », murmure-t-elle entre ses lèvres. Je n’ai pas le temps d’essayer de comprendre qu’elle reprend aussitôt, avec bien plus de véhémence : « Mais tu es retournée vers les hommes, après. Tu n’as connu que des hommes. C’était juste un peu de curiosité. Tu aimes les hommes », affirme-t-elle comme pour s’en convaincre.

– Je ne les déteste pas. Mais… »

Il faut que je pèse avec soin chacun de mes mots. Je ne veux ni lui faire peur, ni la blesser. Mais il faut qu’elle sache.

– Tu sais, avec le temps, je me dis que cette… expérience… était peut-être trop bouleversante pour moi. J’étais jeune, à l’époque, et terriblement coincée en matière de sexe. Elle a libéré quelque chose en moi, quelque chose ou plutôt quelqu’un d’effrayant. J’étais effrayée. Par moi-même. Par ce désir dévorant et son assouvissement débridé. »

Roxane me regarde, mais j’ai l’impression qu’elle ne me voit pas. Ses yeux sondent des mots qu’elle ne veut peut-être pas entendre. Mais je ne peux plus les retenir.

– Quand, par la suite, un homme m’a abordée, je me suis plus ou moins jetée dans ses bras. Et j’étais… bêtement… rassurée. Avec eux, le plaisir a toujours été plus rassurant, supportable, maîtrisé. Depuis Erika, c’est vrai, je n’ai plus jamais eu l’occasion de ressentir cette attraction folle, ce besoin indomptable, presque aliénant pour une autre femme. »

Consciente que tout est sur le point de basculer, je ferme les yeux et laisse s’échapper, dans un soupir : « Jusqu’à toi ». Voilà, c’est dit.

Elle ne dit rien. Quand j’ouvre les yeux, elle me regarde d’un air grave. Le vent balaie ses cheveux et cette fois, je ne résiste pas. Mes doigts se faufilent entre les mèches rebelles de sa tignasse blonde. Aussi délicatement que possible, je les coiffe en arrière pour épargner ses yeux. J’assiste alors à quelque chose de saisissant. En un instant, son visage s’éclaire. Le sourire qui se forme sur ses lèvres et son regard effervescent réinsufflent une bonne bouffée d’air dans mes poumons. D’un air béat, qui serait ridicule s’il n’était pas aussi bienvenu, elle s’enhardit :

– Moi ? »

Je le lui confirme d’un petit mouvement de tête. Son sourire s’étire encore plus largement.

– C’est vrai ? »

À nouveau, je confirme en hochant la tête.

– Tu es sûre ? » Sa voix vibre à la fois d’excitation, de joie et d’incertitude. « Non, parce que peut-être que tu dis ça… Peut-être que tu n’es pas sûre. Tu as le droit de… »

Je ne sais pas quel droit elle me confère, je ne l’écoute plus. Mes yeux se sont accrochés à ses lèvres, mes lèvres sont jalouses de mes yeux. Elle se tait enfin quand je l’embrasse. Mieux que ça : elle m’embrasse elle aussi. Nos lèvres se rencontrent au silence accueillant de notre baiser. Elles font connaissance, muettes, jusqu’à ce que nos langues se tutoient. Là, à bout de souffle et de mots, elles s’avouent tout ce qu’elles taisent. Bien vite, nos bouches ne suffisent pas. Nos corps ont tant à se raconter qu’ils prennent part à l’échange. Et mes mains la découvrent, la recouvrent, la savourent. Et ses mains me caressent, me demandent, me pressent. Je n’ai pas assez de place dans mon corps pour supporter tout ça. Un gémissement me déborde, puis deux, puis trois. Et mon plaisir coule, il coule et je me noie.

Nos corps emmêlés s’effondrent un peu trop brutalement au sol. Elle me surplombe, les hanches soudées aux miennes, les mains plantées dans la terre. Son sourire vaut tous les paysages.

– Ok, tu es sûre », affirme-t-elle.

– Et ?

– C’est plutôt une bonne nouvelle !

– Ah. Tu es sûre ? Parce que si tu préfères, je peux attendre de retomber sur la musicienne-tortue-ninja… Je suis sûre qu’elle n’aurait pas peur de… »

À son tour, elle me fait taire. Sa bouche assujettit mes mots et provoque une rébellion de douceur, mais les allées et venues prononcées de son pubis contre le mien m’arrachent un cri. Non, mon corps ne peut pas endurer ça. Il va se dissoudre, je le sais. Je le sens. Je ne reconnais ni ma voix, ni ma vie. Je crie ce qui déborde, le corps béant entre mes lèvres.

Roxane m’a entendue. Elle cherche à comprendre. Ma peau la somme de m’aimer, mes yeux transpirent de désir, mon sexe chante sa venue. Elle ne peut que le savoir, le sentir, le permettre. Pourtant, elle se redresse. Une seconde après, elle est assise près de moi. Une seconde encore et elle parle. Quelle étrange idée…

Il me faut une force insoupçonnée pour ramasser ma conscience et déchiffrer ses propos. Tout est d’autant plus nébuleux qu’ils sont insensément raisonnables. « Lise, on ne peut pas faire l’amour ici, Dieu sait que j’en crève d’envie, mais si jamais… c’est un sentier de randonnée recensé, tu sais. Il arrive régulièrement que l’on croise des g… ».

Son téton déjà fier se durcit dangereusement quand je passe mes doigts sous son T-shirt pour venir le cueillir. Sa bouche se tait, pour un instant complice de mon indignation. Sa peau m’appelle, je l’entends, et tout son corps se tend à la convocation de mes doigts. Je ne veux rien savoir d’autre que cette réponse instinctive. Je n’ai pas de question. Elle n’a pas d’objection.

Je jubile de ma victoire et risque mon autre main au soleil musclé de son ventre. Son derme se fait soie, velours, voleur de caresses. Et ma bouche recueille le fruit de ses réclamations, mûr à souhait. Ma langue sur sa langue replie sa couverture pendant que mes doigts s’aventurent au devant de son verger. Sa sève les engloutit et je les entraîne. Patiemment, ils gondolent la mer vénitienne de son sexe. Ils arpentent sa lagune iodée au rythme régulier d’un ressac. Capitaine au souffle court, je vogue sur Roxane, elle tangue sous mes doigts. Quand la mer monte, ils accélèrent, légers, souples, insubmersibles. La tonitruante vague de volupté qui déferle ne cesse de grandir. Son cri me porte et m’exile sur des terres que je ne connaissais pas. Je m’échoue aux rivages de son plaisir, esseulée, pantelante.

Il lui faut de longues minutes pour me rejoindre. Allongées, côte à côte, nous jouissons du bonheur de toucher terre, et de l’improbable désir de vouloir la quitter à nouveau. Pour la première fois de ma vie, j’ai la déchirante sensation d’avoir fait l’amour à quelqu’un. À Roxane. Impuissante, je sens mes yeux se voiler d’une buée de reconnaissance. La voix encore saturée de ces contrées étrangères, je murmure un « Merci » salé au creux de son oreille. Ses yeux s’apprêtent à refuser ma gratitude avant de la comprendre, de l’accepter, de l’embrasser. Son corps se soulève pour, à son tour, je le devine, me prouver sa reconnaissance quand soudain, son sourire disparaît.

Son regard est happé par deux taches, l’une rouge, l’autre jaune, qui serpentent au loin, le long du sentier. Le grognement rageur qui s’échappe de sa gorge étanche presque ma frustration. Dans un soupir résigné, j’essaie de dédramatiser : « En même temps, tu m’avais prévenue… On n’aurait peut-être pas dû… »

Roxane se redresse, incertaine :

– Tu regrettes ?

– Je regrette seulement que tu aies eu raison sur la potentielle fréquentation de ce chemin !

– Damned.

– Tu as souvent raison, comme ça ?

– Je suis tentée de dire « Toujours », mais il me faut me rendre à l’évidence… Je croyais que tu étais hétéro… Ou peut-être que je voulais le croire.

– Ah, c’est toi qui regrettes, alors…

– Oh non, sûrement pas !

Sa véhémence me fait sourire. Je profite de la distance encore raisonnable entre les deux taches et nous pour l’embrasser langoureusement. Le désir est une chose terriblement impudique, car là, tout de suite, je ne verrais aucun inconvénient à poursuivre ce que nous avons si joliment commencé. Consciente de cet état de fait, je tente une sortie héroïque.

– Bon alors, on se le fait, ce sommet ?

Roxane me regarde, me sourit et dépose un chaste baiser sur mes lèvres avant de se lever complètement. Je l’aide à ranger nos affaires et quand les deux taches sont devenues des êtres humains qui nous croisent dans un « Bonjour », nous sommes prêtes à repartir.

En remettant mon sac, je ne peux retenir un petit gémissement. Roxane, qui l’a remarqué, se cogne soudain le front de sa paume en rugissant : « Tes coups de soleil ! Quelle imbécile je fais ! ».

Le visage contrit, elle passe derrière moi et écarte délicatement le col de mon T-shirt. « Tu vas peler », me dit-elle d’une petite voix désolée. En soufflant légèrement sur ce qu’il me reste de peau, elle reprend :

– Pardon… J’aurais dû y penser !

– Arrête, ça va. C’est juste un coup de soleil…

– Mais tu dois avoir mal !

– Oui.

– Tu as pris la Biafine ?

– Oui.

– Donne.

Mon infirmière prend son rôle très au sérieux : nous nous rasseyons, elle dans mon dos, et elle soulève mon T-shirt. De sa main bienveillante, elle étale la crème miracle. La caresse thérapeutique est bien loin d’apaiser toutes mes brûlures, mais Roxane évite scrupuleusement de faire traîner la chose plus que de raison. Quand elle s’arrête et fait redescendre très sagement mon T-shirt, je m’apprête à me relever quand ses bras enserrent ma taille. Dans une étreinte mi-tendre, mi-fougueuse, elle me retient et je m’abandonne. « Je peux te confier quelque chose ? », demande-t-elle au creux de mon oreille.

– Tout ce que tu veux.

– Tu sais, hier, quand l’autre hystérique m’a embrassée… »

Malgré moi, je me raidis. Si je revois cette…

– En fait, je pensais à toi.

– À moi ? »

Ah… Et c’est pour cela qu’elle s’est laissée… Minute, papillon ! Ça veut dire que cette garce a volé notre premier baiser ? Je vais la tuer.

– Oui, à toi.

Roxane embrasse mon épaule par-dessus le T-shirt imbibé de crème. Tout doucement, elle fait remonter ses lèvres jusque sur cet endroit si sensible dans mon cou…

– Il m’est arrivé un truc étrange, hier matin », poursuit-elle. « C’était pendant notre premier tour. Vic était aux commandes et moi aux commentaires. Quand on a passé la pointe du cap, en remontant sur le pont, j’ai cru te voir. Ça n’a duré qu’un instant, parce qu’une vieille canadienne me posait plein de questions, mais j’ai cru te voir, assise sur la falaise. Ce n’était qu’une image fugace, mais… Ça m’a remuée. Parce que j’ai su…

– Tu as su quoi ?

– J’ai su que j’étais dans le pétrin. Je me mettais à… te rêver. Te fantasmer. Ça m’a fait un peu peur. Non, très peur en fait.

– Parce que tu croyais que j’étais hétéro ?

– Et parce que je devenais folle… de toi. C’est un mélange qui ne m’a pas trop réussi, par le passé. »

Son étreinte se resserre. Je croise ses jambes autour de moi et caresse machinalement la peau halée de ses mollets.

– Bref. Quand au tour suivant cette fille s’est matérialisée, je ne l’ai même pas calculée. Je t’avais partout dans la tête, dans la peau, dans les yeux. Je n’ai rien compris quand elle m’a embrassée. Je voulais tes lèvres. Je les devinais et les espérais. Quand j’ai compris que ce n’était pas toi, j’ai cru que j’allais la gifler. Et quand je t’ai vue, après, sur le ponton, j’ai voulu me gifler !

– Quelle violence ! »

Je la sens sourire contre ma nuque. Ses aveux, quant à eux, me font sourire le cœur.

– Je suis désolée… pour la violence… et pour l’avoir embrassée… en pensant à toi… », me dit-elle en ponctuant ma nuque de baisers.

– Moi aussi j’ai un aveu à te faire.

– Je suis toute ouïe », répond-elle sans cesser de m’embrasser.

– Tu ne m’as pas rêvée ou fantasmée. J’étais vraiment à la pointe du Cap. »

Ses lèvres interrompent leurs caresses.

– Comment est-ce possible ?

– J’y suis allée en kayak. J’avais besoin de… me changer les idées. L’endroit est magnifique. Je m’y suis arrêtée. Je vous ai vus passer, mais si j’ai reconnu Vic, je ne t’ai pas vue.

– Incroyable…

– Ce n’est que sur le retour que je t’ai aperçue. Je… Je vous ai vus arriver au loin et j’ai ramé comme une malade pour éviter de vous croiser. Je… J’avais besoin de… prendre un peu de distance… par rapport à toi… par rapport à ce que je ressentais pour toi, et qui me faisait peur à moi aussi. »

Muette et attentive, Roxane acquiesce en hochant la tête.

– Quand je me suis retournée, tu étais en haut et je l’ai vue, elle. Te rejoindre. Te toucher. Et je ne sais pas ce qui m’a pris. J’ai craqué, je… Il fallait que je sache… qui elle était pour toi… ce que j’étais pour toi. Ce que tu étais pour moi. Alors je suis revenue aussi vite que possible. Et quand je suis arrivée… J’ai cru mourir de jalousie… et de coups de soleil. »

Elle rit et m’enlace tendrement.

– Je n’avais pas le droit d’être jalouse, tu comprends ? Et puis je ne suis jamais jalouse !

– Tu avais déjà tous les droits, je t’assure. »

Elle a prononcé ses mots sereinement. Je me tais sur cette petite note d’espoir. Quand nous nous levons, le soleil a presque disparu sous les gros nuages blancs. Ils semblent si moelleux que je veux me coucher dedans, avec elle, pour deux ou trois éternités. Et lui faire l’amour, encore et encore. Elle m’embrasse et je décolle.

– On se le fait, ce sommet ? »

Son enthousiasme aurait porté la montagne elle-même. Ma main au chaud de la sienne, nous reprenons le chemin.

 

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Chapitre 7

 

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