Chapitre 7
Nous étions presque arrivées au sommet lorsque Roxane s’est arrêtée net. Nous ne distinguions pas encore tout a fait l’autre versant de la montagne, mais les nuages qui s’agglutinaient de ce côté-là étaient bien plus noirs et menaçants que les gros moutons blancs qui nous avaient accompagnées jusqu’à lors. C’est en parvenant enfin à la cabane forestière que nous avons pu constater qu’à quelques centaines de mètres à peine, des rideaux d’eau s’abattaient sur la vallée, juste en-dessous. C’est à peine si nous avons pris une minute pour reprendre notre souffle et nous désaltérer. Le panorama qui, par beau temps, devait être grandiose, prenait alors des teintes à la fois inquiétantes et irréelles.
– On va devoir redescendre au pas de course », a confirmé Roxane. La seconde suivante, elle attrapait ma main et nous précipitait en sens inverse.
La pluie nous a saisies deux ou trois kilomètres avant de retrouver la moto. En l’enfourchant, nous étions trempées comme des soupes.
– On ne pourra pas rentrer », a précisé Roxane en enfonçant mon casque sur ma tête. En mettant le sien, elle continuait de parler mais la pluie, le tonnerre et la carapace protectrice qui recouvrait mes oreilles m’ont empêchée de saisir le moindre mot. Quand elle a démarré j’ai collé mon corps mouillé contre le sien, fermé les yeux et m’en suis remise pleinement à elle.
*
Le chalet sent bon le bois ciré et la lavande. En entrant, je suis surprise par le froid qui y règne. Même avec les pluies torrentielles qui se déversent depuis tout à l’heure, il fait bien plus chaud dehors. Les volets sont fermés. Tout est sombre autour, et pourtant, l’atmosphère est d’emblée accueillante.
– Je vais te donner une serviette », me dit-elle en craquant une allumette dans le poêle qui n’attendait que cela pour s’embraser.
La pièce centrale est aménagée autour du feu. Un lourd canapé, qui semble avoir déjà vécu l’essentiel de sa vie, trône au beau milieu de la pièce. Une petite table et une banquette viennent compléter le mobilier sobre du séjour sur lequel s’ouvre une cuisine équipée. Aux murs, des lambris et quelques étagères chargées de livres rendent l’endroit pittoresque et charmant.
Roxane ouvre une grande armoire qui grince et en sort deux serviettes. Après m’en avoir envoyée une, elle disparaît derrière une porte. J’entends sa voix étouffée me lancer : « Je mets le cumulus en marche. Nous aurons de l’eau chaude d’ici une heure environ ». Elle reparait en désignant la pièce dont elle émerge : « Ça, c’est la salle de bain, et là, juste à côté, tu as les toilettes ». Elle marque une pause pour se rapprocher de moi et vient frotter énergiquement mes bras et mon dos sous la serviette. « Là-haut, il y a une chambre. Avec le feu, dans deux ou trois heures, il fera bien meilleur ».
Il fait déjà bien bon dans ses bras. Je l’enlace timidement et elle resserre son étreinte. La lumière qui émane du poêle fait danser les ombres de son visage sous les crépitements du bois et la rengaine entêtante de la pluie sur le toit. Ses yeux me sourient, ses narines me hument, ses lèvres viennent se poser chastement sur mon front et je me perds dans la peau encore humide de son cou. L’eau, qui perle à ses cheveux, roule sur mes joues comme les larmes d’un bonheur satisfait et à satisfaire. Abandonnée au creux de sa tendresse, j’ai confiance en nos espoirs mutuels.
*
L’orage s’est calmé bien avant nous. Quelques gouttes claquent encore sur les taules au-dessus de nos têtes. Le bruit régulier nous parvient sourdement à travers la lourde charpente bien isolée.
Nous n’avons jamais atteint la chambre. Roxane a prétexté préférer rester devant le feu, elle a déplié le lourd canapé convertible et il ne nous a pas fallu plus de quelques secondes pour nous déshabiller, nous sécher sommairement et nous jeter sur le matelas comme deux adolescentes.
Je ne pourrai jamais oublier le désir dans ses yeux, son intensité démesurée lorsqu’elle m’a caressée du regard d’abord, puis de ses doigts, de sa langue, de la pointe de ses seins, de sa peau ardente.
Je ne pourrai jamais oublier les sensations délicieuses de nos corps enfin réunis, baignant dans la lueur des flammes, embrasés de revendications passionnées, mus par le plaisir qui pointait à chaque mouvement volontaire, chaque caresse attendue, chaque assaut consenti.
Je ne pourrai jamais oublier ce sentiment de toute-puissance et de concrétude qui me comblait à chaque explosion de Roxanne, cette impression d’avoir trouvé le vrai sens de ma vie dans sa jouissance, cette insatiabilité d’être à l’origine des soupirs de son corps rassasié.
Et je n’oublierai jamais le volcan de plaisir qu’elle a su éveiller en moi.
Oh, bien sûr, j’étais déjà pleinement consciente d’avoir envie d’elle. Même si j’avais voulu me mentir à ce sujet, mon corps me l’a rappelé à chaque rencontre, à chaque convocation de son visage. Le désir qui m’a creusé ces derniers jours me promettait monts et merveilles. Mais au fond de moi, un éclair lucide m’obligeait à garder en tête que rien n’était plus décevant qu’un fantasme qui s’accomplit.
Quand elle m’a touchée, quand elle m’a vraiment touchée, caressée, goûtée, sucée, explorée, pénétrée jusqu’à l’âme, j’ai su qu’il n’en serait rien. J’ai su que je n’aurais pas à craindre la moindre désillusion. Et j’ai joui comme jamais. Confiante et offerte, j’ai crié mon plaisir à l’écho de ses montagnes, au silence de sa vallée, aux murmures des flammes dans l’âtre.
En un instant, j’ai compris que je ne pourrai plus être, que je serai autre. En un instant, je me suis découverte femme, sensuelle et forte, désirée et désirante. Et c’est tellement bon !
Roxane caresse distraitement mon cou. Le feu crépite, heureux de la bûche qu’elle vient de lui sacrifier. La tête posée sur mon épaule, elle se tait. Je la respire. La nuit nous a cueillies secrètement et nous l’honorerons sans sommeil, veillant à assouvir nos envies, creuser d’autres faims pour mieux les combler encore et encore.
*
Des coups secs et impatients résonnent dans l’entrée. Il est quasiment vingt heures et j’ouvre la porte sur une Roxane fatiguée mais souriante. Les journées sont longues au Visiobulle, et nos nuits sont encore bien trop agitées pour qu’elle puisse se reposer efficacement. Au fond de moi, une vague de culpabilité m’assaille pendant que je l’étreins et l’embrasse.
Cela fait maintenant trois jours que nous sommes redescendues de la montagne. Trois jours que nous avons tacitement pris l’habitude de passer l’essentiel de nos journées ensemble. Je l’accompagne au bateau le matin, mange avec elle à midi et rentre un peu avant elle le soir pour préparer le dîner. Et nous parlons. Nous parlons toute la journée, de tout et de rien, de nous et du reste du monde.
Nous nous sommes installées chez elle : un grand trois pièces qu’elle a entièrement aménagé à sa façon, à la fois rustique et atypique. Aux murs, les couleurs sont vives et harmonieuses. Des meubles de récupération restaurés par ses soins accentuent l’ambiance chaleureuse de chaque pièce. Je m’y suis tout de suite sentie à mon aise.
Comme le repas est prêt, je l’accompagne sous la douche. Son corps, nu et encore salé par les embruns méditerranéens, appelle ma bouche. Roxane sourit de mon désir. Dans ses yeux, la fatigue s’est envolée. Elle m’attend et je ne veux pas la décevoir. Le jet rafraîchissant, propice à nos caresses préliminaires, chasse les ultimes lassitudes de nos corps. De nos mains savonneuses, nous parcourons consciencieusement chaque parcelle de peau de l’autre et quand nous nous rinçons, nos rires jaillissent en gouttelettes et bulles de savon.
Comme chacun de ces trois derniers soirs, nous laissons refroidir le souper le temps de nous aimer. Vers vingt-et-une heure trente, nous sortons manger devant le coucher de soleil sur la petite terrasse. Je pourrais m’habituer à ce quotidien à la fois simple et fantastique. Dans la lumière rougeoyante de l’azur, je regarde Roxane croquer avec appétit dans sa tranche de pain. Elle me regarde à son tour d’un petit air coupable qui me fait littéralement craquer. Oui, je pourrais m’y habituer.
Mes yeux se perdent dans l’horizon incandescent. Pourrais-je vivre autrement ? Comment retourner à mon ancienne vie, à cette ancienne moi qui ne me manque pas ? Comment envisager un avenir où elle n’est pas là, où je suis ailleurs ?
Je fais le calcul dans ma tête. Il me reste quatre jours à passer ici. Je pourrais essayer de prolonger, mais jusqu’à quand ? Et puis, le devrais-je ? Peut-être qu’il vaudrait mieux que j’envisage ces vacances comme la parenthèse la plus heureuse de ma vie, mais une parenthèse qui doit se refermer. J’aurais toujours ce moment, ce moment magique, bouleversant, enivrant, ce moment idéal qui n’appartiendra qu’à nous et à ces vacances. Ce moment que je pourrais convoquer jusqu’à la fin de ma vie en me disant qu’au moins une fois, j’aurais connu le bonheur. Peut-être devrais-je m’en satisfaire et le préserver chaudement comme mon souvenir le plus précieux… Peut-être…
Mais l’horizon brûle mes yeux et une larme roule sur ma joue. Je l’essuie aussitôt avant que Roxane ne la remarque. Je ne veux pas m’en satisfaire. Je veux bien plus. Je veux tout avec elle. Je voudrais juste savoir comment le lui dire.
Je peux trouver du travail ici, déménager, changer de vie. Elle a déjà changé ma vie. Je peux me trouver un appartement pour ne pas l’envahir, je peux apprendre à faire de la moto ou à naviguer, je peux… je peux… je peux tout pour elle, pour nous, pour moi. Je la veux elle. Si seulement je savais comment le lui dire !
Une autre larme me déborde et cette fois, elle ne lui échappe pas. Le regard inquiet, elle avale sa bouchée avant de me demander avec une douceur infinie : « Qu’est-ce qui se passe, ma chérie ? ». Sa main saisit affectueusement la mienne et je souris de la tendresse de son geste et de ce qualificatif qui lui est venu si naturellement.
– Rien », dis-je en essuyant ma joue. Si seulement je pouvais lui dire…
– Lise ? »
Sa moue réprobatrice m’arrache un petit rire nerveux. Dans un élan théâtral, elle se lève et contourne la table pour venir s’agenouiller devant moi. Ses mains chaudes enserrent les miennes et son visage, baigné de lumière, me regarde muettement en implorant mes paroles. Comment lui dire… La pression de ses doigts libère mes mots :
– Je t’aime.
Mon cœur s’arrête. Quand il bat à nouveau, c’est pour crier à quel point c’est vrai.
Une petite brise fait ployer les mèches folles de la femme magnifique à mes pieds. Le sourire qui illumine son visage vaut tous les aveux du monde.
FIN
Je me permets quelques mots ici, d’abord pour saluer et remercier tou(te)s celles et ceux qui lisent et suivent ce blog, et ensuite pour vous prier de m’excuser pour cette suite et fin un peu abrupte. Le rythme un peu particulier de l’année scolaire qui a repris m’empêchera très probablement d’être aussi productive que je le voudrais. Cette nouvelle, commencée il y a deux ans, ne supporterait sans doute pas d’être prolongée davantage. Je ne vous cache pas que j’ai d’autres projets d’écriture, sans doute moins… conventionnels. J’espère pouvoir les partager très prochainement avec vous sur BULLE.
Voilà un happy end romantique qui ne pourra jamais être gnocchi parce qu’il apporte beaucoup de douceur et de tendresse… Ce qui nous manque cruellement dans ce monde de brutes !
Vive le chalet et son feu réconfortant ! Vive ton inspiration et tes mots douillets !
Merci de continuer à nous faire rêver… 🙂
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Merci Nana ! Allez viens, on monte au chalet ! 😀 😛
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Encore une jolie histoire. Je suis conquise par tout tes textes. J’aimerai pouvoir être aussi créative dans les miens…
Merci de permettre a mon esprit de s’évader
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Merci Rayanne. Lis autant que tu le voudras et écris autant que tu le pourras : la créativité vient souvent par la pratique ! 😉
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