Du côté de chez soi (partie 1)

Mieux vaut tard que jamais… Comme annoncé précédemment, voici une première partie de la nouvelle de l’été… qui cette année s’apparente fortement à une nouvelle de l’automne…

 

 

 

Du côté de chez soi

I

Dans un sursaut d’excitation, Camille ouvrit la porte sur sa nouvelle vie. Elle était désormais l’unique propriétaire de ce modeste trois pièces et elle avait hâte de le faire visiter à Emile. Son fils allait adorer le skatepark et le cinéma à proximité, ainsi que la vue panoramique sur les jardins de la résidence et la mer en fond. Il allait retrouver son intimité dans une vraie chambre rien qu’à lui, et sa mère aussi.

Depuis le divorce d’avec Lucas, elle s’était vue contrainte de retourner vivre chez ses parents. S’ils les avaient accueillis, Emile et elle, à bras ouverts, Camille avait très mal vécu cette régression humiliante. Cela faisait plus d’un an que la mère et le fils partageaient la chambre d’amis des grands-parents.

Le divorce ayant été prononcé depuis quelques mois, d’un commun accord, Lucas et elle avaient décidé de vendre la maison. En reprenant un crédit raisonnable, elle s’était mise en quête d’un toit pour son fils et elle.

Il lui avait fallu visiter une bonne douzaine de logements pour se rendre à l’évidence : son budget ne lui permettrait pas d’espérer plus d’un 60m2. Les cinq agents immobiliers qu’elle avait rencontrés avaient été catégoriques. Aussi, elle avait été surprise de trouver, au hasard de ses pérégrinations virtuelles, ce 90m2à un prix plus qu’intéressant. C’est au quatrième étage sans ascenseur et l’appartement est vendu en l’état, avait prévenu le propriétaire peu avenant au téléphone.

Lors de la visite, elle avait mieux compris le prix. Les travaux à prévoir étaient colossaux. Il fallait tout refaire, de la cuisine à la salle de bain, en passant par les sols, les murs et les plafonds.

Les petits immeubles de la résidence devaient avoir une trentaine d’années, et tout, dans l’appartement, datait de cette époque. Y compris les peintures. Une forte odeur de renfermé avait été expliquée par le monsieur bougon qui lui avait fait faire la visite : il était inoccupé et fermé depuis plus de trois ans.

En toute logique, Camille aurait dû redescendre les quatre étages au pas de course et s’enfuir sans dire au revoir à ce monsieur désagréable, sans se retourner. Elle aurait dû se résoudre à vivre dans un 60m2, ce qui aurait été bien suffisant pour Emile et elle.

Mais malgré la peinture jaunâtre, les crépis immondes et disparates des murs malodorants, malgré les décennies de mauvais goût qui suintaient du formica orange de la cuisine aux appliques crasseuses des chambres, malgré l’antipathie du propriétaire, Camille était tombée amoureuse des volumes.

La porte d’entrée ouvrait sur un petit hall borné par d’immenses placards coulissants. Si les portes étaient à changer, la surface de rangement serait des plus utiles. Sur la droite, un couloir desservait de larges toilettes, une salle de bain ridiculement petite et deux chambres honorables, chacune pourvue d’un grand placard aussi vétuste mais pratique que celui du hall d’entrée.

Sur la gauche, une cuisine étroite et longue, puis un séjour d’une trentaine de mètres carrés ouvrant sur une terrasse à la vue dégagée, sans vis-à-vis, exposée plein sud.

C’est en pénétrant dans ce séjour que la raison de Camille céda. Un imposant escalier en bois brun, qui semblait avaler la moitié de la pièce, menait à une grande mezzanine aux murs lambrissés.

Dans cette pièce, la hauteur de plafond montait facilement à cinq mètres, et les poutres apparentes donnaient à l’appartement un charme sans pareil. Le soleil timide de ce début mars filtrait à travers un grand Velux et créait un puits de lumière envoûtant. Il ne fallut que quelques secondes à Camille pour se projeter dans une version rénovée de cet appartement. Et déjà, elle ne s’imaginait plus vivre ailleurs.

Suite à cette première visite, il en avait fallu trois autres avec différents artisans. D’une fois sur l’autre, le propriétaire se montrait de plus en plus irrévérencieux. Chacun des artisans chiffrait à sa manière, tenant plus ou moins compte des demandes de l’hypothétique future acquéreuse.

Le moins cher d’entre eux estimait un coût de rénovation d’au minimum cinquante mille euros. Tous trois étaient d’accord sur un point : si Camille décidait d’acheter et de rénover cet appartement, elle ne ferait jamais aucune plus-value.

En prenant en compte le prix demandé par le vendeur, le montant des travaux et les frais de notaire, elle perdrait au bas mot trente mille euros. Il s’agissait d’un très mauvais investissement. Sans parler du fait qu’elle se lasserait très vite d’un quatrième étage sans ascenseur.

Mais Camille était tombée amoureuse de cet appartement et de son potentiel. Elle n’en avait pas démordu. Sans suivre les conseils de ses proches ni ceux des artisans, elle avait fait une proposition revue à la baisse au propriétaire récalcitrant.

Elle ne s’était pas laissée abattre par la réaction dédaigneuse et peu encourageante du monsieur. Certes, elle proposait vingt-cinq mille de moins que ce qu’il en demandait, mais la transaction pourrait se faire très rapidement. Elle avait déjà les deux tiers de la somme et étant donnée sa stabilité financière, les banques ne tarderaient pas à lui accorder le prêt. De plus, en l’état, personne ne voudrait d’un taudis pareil à ce prix. Il mettrait des siècles à essayer de le vendre.

Il ne fallut pas deux jours au propriétaire acariâtre pour revenir sur son refus. En quelques semaines, l’affaire fut conclue.

II

En ouvrant la porte, elle remarqua un petit grincement qui lui avait échappé jusqu’ici. Il faudrait qu’elle s’en occupe. En pénétrant dans l’appartement, sa gorge se serra. Et si elle s’était trompée ? Si elle avait fait la plus grosse erreur de sa vie en achetant ici ?

L’appartement était horriblement disgracieux, elle en avait conscience. Mais dans le salon, le soleil rentrait à grands flots, tant par la baie vitrée que par le Velux. Elle ouvrit grand les fenêtres et laissa rentrer l’air frais.

Elle n’avait pas besoin de fermer les yeux pour visualiser ce que pourrait être cette pièce. Elle s’y promenait déjà, se sentant plus chez elle que n’importe où ailleurs. Chez elle.

Une sonnerie inconnue la fit sursauter, sans doute l’interphone avec lequel elle ne s’était pas encore familiarisée. Elle regarda sa montre : quatorze heures et une minute. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce Raphaël était ponctuel.

Sur les conseils de sa banquière, elle avait fait appel à une autre entreprise de rénovation, une boîte familiale que sa conseillère avait eu l’occasion de faire travailler à plusieurs reprises et en qui elle avait pleinement confiance.

Au téléphone, un certain Georges à la voix chaleureuse l’avait écoutée attentivement avant de répondre : « Comme vous appelez de la part de Mme Modella, je vous envoie Raph. Personne n’est plus efficace, ni pour un devis clair et précis, ni pour un travail soigné. Vous ne serez pas déçue ! ».

Sans discerner le moindre son intelligible dans l’interphone, elle appuya sur le bouton d’ouverture en précisant « quatrième gauche », sans être sûre d’être entendue. Elle ouvrit la porte et guetta les pas dans l’escalier. On grimpait d’un pas vif et léger. En attendant, Camille alla ouvrir les fenêtres des chambres, pour faire circuler l’air et rentrer la lumière de chaque côté de l’appartement.

Les trois petits coups frappés à la porte la firent sursauter à nouveau. Elle se précipita dans l’entrée et son élan fut stoppé par l’apparition d’une jeune femme, assez grande et très élégante dans son pantalon à pinces et son caban, toute de bleu marine vêtue.

Croyant à une erreur, une démarcheuse à domicile ou nouvelle voisine venant se présenter, Camille s’avança circonspecte. La grande brune aux cheveux longs et ondulés fit un pas vers elle et lui tendit une main polie en se présentant : « Madame Sauvan ? Raphaëlle Del Rio, vous avez dû avoir mon père, Georges, au téléphone… ».

Pour le moins surprise, Camille serra cette main ferme en détaillant son interlocutrice. Ses yeux, subtilement maquillés, s’étiraient légèrement en amande et son teint paraissait bien mat pour un mois de mars. Le sourire qu’elle offrait était sincère et ses lèvres, pleines et naturellement foncées, s’ouvraient sur une rangée de dents un peu trop parfaites.

Camille était impressionnée par ses épaules. Etait-ce la coupe du manteau de style marin qui leur conférait cette largeur impressionnante ? On eut dit une nageuse professionnelle reconvertie en top modèle pour Jean-Paul Gaultier. Sa taille était aussi fine que ses épaules étaient larges, et une poitrine, que l’on devinait généreuse, se fondait sous un pull ample rayé blanc et bleu.

L’assurance qui émanait de la jeune femme plut à Camille. Alors qu’elle ne cessait de l’observer, celle-ci semblait déjà se faire une idée du travail à faire dans le hall. Ses yeux s’arrêtaient sur les rails rouillés des portes de placards, sur le faux parquet qui rebiquait de façon anarchique, sur les plinthes décollées et sur la crasse des murs.

« Je crois que je vois pourquoi je suis là, dit-elle dans un grand sourire.

– Oui, il y a de quoi faire, n’est-ce pas ?

– C’est le moins qu’on puisse dire. Vous permettez que je fasse un tour ?

– Faites, faites. Du moment que vous ne me dites pas, vous aussi, que je suis folle d’avoir acheté ça… »

Raphaëlle mis sa main sur sa bouche, comme pour s’empêcher de parler et Camille s’effaça pour la laisser passer dans le couloir. Pendant une seconde, sa proximité lui donna l’impression d’être toute petite. Néanmoins, elle la suivit de près.

L’examen des toilettes, de la salle de bain et des chambres se fit dans un silence quasi religieux. La jeune femme se contentait de hausser un sourcil par-ci par-là : dans chaque pièce, elle prenait soin de toquer contre un mur, soulever les revêtements au sol, contrôler les prises, d’actionner les poignées des portes et des fenêtres.

A mesure qu’elle progressait dans l’appartement, son regard se durcissait et son visage reflétait un sérieux presque austère qui contrastait avec la chaleur de son arrivée.

De retour dans le couloir puis dans le hall, elle rouvrit la porte d’entrée et hocha la tête en entendant le petit grincement. Elle la referma sans dire un mot avant d’ouvrir la boîte du compteur électrique. Cette fois-ci, un sifflement lui échappa. Camille n’y tint plus et lui demanda : « C’est grave, docteur ?

– Ça dépend… Sur une échelle de un à dix, à quel point aimeriez-vous finir comme Claude François ? »

Malgré son angoisse, Camille sourit :

« Et si je vous promets de ne pas me doucher avec mon sèche-cheveux ?

– C’est mieux, mais ça ne suffira peut-être pas ! »

Le visage de la belle brune s’était éclairé à nouveau. Ses yeux riaient encore mais son sourire s’estompa pour ajouter d’une voix grave : « Sérieusement, il va falloir envisager de changer le tableau et de vous relier à la Terre si vous ne voulez pas finir en popcorn. Il y a eu pas mal de bidouillage là-dedans, ça n’est absolument pas aux normes. Heureusement, la plomberie a l’air en meilleur état… »

Camille acquiesça docilement en essayant de ne pas rire. Comme son interlocutrice refermait le boîtier, elle la fit pénétrer dans la cuisine. Très professionnelle, la jeune femme ne vomit pas à la vue du formica orange. Elle grimaça à peine et continua son inspection : prises, tuyauterie, porte-fenêtre, crépi décrépi… Elle inspecta consciencieusement chaque recoin de la pièce avant de lancer un regard satisfait à son hôtesse, laissant entendre qu’elle attendait la suite.

Quand elle la fit entrer dans le salon lumineux, Camille ne perdit pas une miette de la réaction de Raphaëlle. On lisait sur son visage comme dans un livre ouvert et pendant de longues secondes muettes, Camille y reconnut la belle étincelle qui avait fait flancher sa raison.

Ni les murs sales, ni le sombre escalier ne retinrent l’attention de la jeune femme. Elle se laissa gagner par la clarté chaleureuse qui inondait la pièce. Sans grimace ni sourire, cette fois, elle leva la tête vers le Velux, suivit la trajectoire des rayons qui filtraient à travers la vitre sale, et son regard se perdit dans le ciel sans nuage qui s’étendait à l’infini par delà la baie-vitrée.

Ivre de lumière, elle secoua la tête, comme pour retrouver ses esprits. D’un pas léger mais pressé, elle grimpa les marches qui menaient à la mezzanine. Camille la suivit, charmée par cette réaction silencieuse, en adéquation avec elle-même.

Là-haut, Raphaëlle s’accouda à la rambarde de bois, le regard toujours plongé dans la vue panoramique. Elle ferma les yeux une seconde puis se retourna pour inspecter la mezzanine.

Au sol, un lino vert marbré immonde paraissait presque neuf par rapport au reste de l’appartement. Sans doute était-il plus récent que le reste… Mais de tout aussi mauvais goût ! Les lambris étaient, comme les poutres, beaucoup trop foncés. Toutefois, ils semblaient en bon état et, une fois repeints, ils participeraient efficacement à l’élégance de la pièce.

Raphaëlle mesura mentalement la superficie : il y avait près d’une quarantaine de mètres carrés, ici. La mezzanine recouvrait toute la cuisine, l’entrée, et les deux tiers du séjour. Elle formait un grand « L » dont la plus petite branche finissait en sous-pente de moins d’un mètre trente. Cette partie-là n’était pas comprise dans les 92m2 que faisait officiellement l’appartement.

Quand la jeune femme se tourna vers Camille, elle arborait un sourire franc. « Finalement, vous n’êtes pas folle du tout, madame Sauvan, c’est un bel espace », dit-elle le regard pétillant.

Pour la première fois depuis des semaines, Camille respira librement. Un énorme poids venait de quitter ses épaules. Elle avait enfin trouvé quelqu’un qui, comme elle, avait saisi le potentiel de son nouveau chez elle.

Elle percevait l’excitation et l’empressement de Raphaëlle devant ce projet, elle devinait que des centaines d’idées l’assaillaient déjà. Elle la sentait bouillir et son enthousiasme raviva sa propre exaltation :

« J’ai… quelques idées et j’aimerais savoir ce que vous en pensez », la devança-t-elle.

– Dites-moi tout.

– Je peux faire mieux… je peux vous montrer.

– Me montrer ? »

Raphaëlle dressa un sourcil surpris.

« Ça trotte dans ma tête depuis des semaines, alors j’ai fait des croquis, poursuivit Camille. Je ne sais pas si ce sera réalisable… ni si cela rentrera dans mon budget, mais… »

Comme la belle brune acquiesça d’un hochement de tête approbateur, elle l’invita à redescendre.

Camille se mit en quête de son sac à main alors que Raphaëlle l’attendait. Rien dans le salon, ni dans les chambres. Ce n’est qu’en faisant une seconde fois le tour de l’appartement vide que Camille prit conscience qu’elle l’avait sans doute laissé dans sa voiture. Elle s’en excusa auprès de Raphaëlle et lui proposa d’aller les chercher.

« J’ai une meilleure idée, dit la belle brune. Vous me laissez quelques minutes pour prendre des mesures et quelques notes, et je vous raccompagne jusqu’à votre voiture. Si vous avez un peu de temps, vous pourrez m’expliquer ce à quoi vous avez pensé autour d’un café. »

Camille hésita une seconde. Elle consulta sa montre. Elle avait deux bonnes heures devant elle avant de récupérer Emile à l’école. C’était jouable.

« Il y a un salon de thé très agréable à moins de deux cents mètres d’ici, poursuivit Raphaëlle qui guettait sa réponse.

– Alors, prenez vos mesures, je vous attends ! »

Le sourire de la jeune femme enchanta Camille. Déjà, la grande brune fouillait dans son sac et ressortait triomphalement un mètre laser. Si l’idée de travailler dans cet appartement lui plaisait autant, Camille en avait l’intuition, elles allaient très bien s’entendre !

 

La suite 

 

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Photo : série « Journey », by Mirko Nahmijas

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