Du côté de chez soi (partie 2)

Précédemment

III

            Raphaëlle reposa la dernière feuille de la série de croquis qui s’étalait devant elles. Bien qu’assez sommaires, les traits du crayon de Camille étaient efficaces. Elle avait, en quelques minutes d’observation attentive, une vision très claire de ce qu’elle attendait d’elle. Chaque pièce avait été dessinée sous plusieurs angles et dans différentes versions. Le séjour avait été particulièrement peaufiné : les huit dessins qui le représentaient incluaient même quelques plantes et éléments de décoration.

 – C’est un travail impressionnant ! Vous êtes architecte ? Décoratrice d’intérieur ?

Camille sourit et rougit.

– Pas du tout, même si ça ne m’aurait pas déplu.

Devant le sourcil interrogateur de son interlocutrice, Camille poursuivit :

– Je travaille dans la parfumerie. Ce n’est pas très original, dans la région…

– C’est pour cela que vous achetez à moins de quinze kilomètres de la capitale mondiale du parfum !

– Oh, c’est encore plus trivial que cela : je n’ai jamais vraiment quitté la région.

Raphaëlle remarqua le petit air nostalgique qui brouillait son regard et même si elle était curieuse d’en savoir plus, elle décida de changer de sujet.

– Il n’y a pas beaucoup de travail à faire dans les chambres. Le crépi y est bien moins épais qu’ailleurs et mis à part le sol et le placard : un petit coup de blanc devrait suffire. Ou une autre couleur, d’ailleurs. Vous me direz. Par contre, pour le reste…

            Camille sourit au ton professionnel de la jeune femme et une nouvelle étincelle d’excitation aviva son regard.

– Je me doute, admit-elle. La salle de bain et la cuisine sont à refaire entièrement. Et il y a au moins deux cloisons à faire tomber : celle entre la cuisine et le salon, et celle entre les toilettes et la salle de bain.

– Ce ne sera pas le plus coûteux. Faire tomber les murs, c’est facile.

            Pendant une seconde, Camille reporta son attention sur les larges épaules de la femme qui lui faisait face. Elle ne doutait pas que faire tomber des murs était un jeu d’enfant pour elle.

– Ce qui risque de vous coûter un bras, poursuivit Raphaëlle, c’est de déblayer tous ces gravats. Vous êtes au quatrième sans ascenseur, et si je ne me trompe pas, on ne peut pas envisager de faire passer une goulotte, ni par le balcon, ni par les chambres.

– Une goulotte ?

– Oui, vous savez, ces gros tubes pour jeter les gravats directement dans une benne…

– Ah oui ! Non… effectivement, impossible de passer une benne dans la cour, et encore moins dans le jardin du voisin !

– Voilà. Ce qui veut dire qu’il va tout falloir descendre à la main et amener à la déchetterie… et ça risque de me prendre un jour ou deux, si on y ajoute le faux-parquet, les carreaux de la cuisine et de la salle de bain, sans parler du reste…

– Vous n’envisagez quand même pas de faire ça toute seule ?

            Raphaëlle sourit devant la mine ahurie de Camille.

– J’ai déjà fait bien pire, vous savez…

            En temps normal, la jeune femme aurait volontiers sorti un couplet féministe à son hypothétique futur employeur, mais le regard de Camille trahissait plus une sorte de surprise sincère et d’admiration qu’autre chose. Raphaëlle eut soudain la désagréable sensation d’en faire trop. Chercherait-elle à l’impressionner ? Elle se morigéna intérieurement pour son attitude quasi machiste.

– Je pourrais faire venir mon cousin, histoire d’aller plus vite, mais ça vous coûterait encore plus cher… A moins que…

– A moins que ?

– Si vous avez des amis bien musclés… mais il faut que ce soit de vrais amis ! Ils peuvent venir aider et je peux vous déduire l’évacuation des gravats du devis. Ce ne serait pas négligeable…

            En quelques secondes, Camille fit un tour d’horizon de ses proches susceptibles de l’aider. Les seuls hommes de son entourage se limitaient à son père et un couple d’amis, Greg et Sylvain. Tous les autres étaient essentiellement des amis de Lucas qu’elle préférait ne pas solliciter.

– Je devrais pouvoir trouver quelques volontaires, oui.

– Dans ce cas, je vous préparerai tout, vous n’aurez plus qu’à ! Ça devra se faire en un week-end…

            Camille acquiesça en mimant un salut militaire qui amusa la jeune femme.

– Il va me falloir un certain nombre d’éléments pour le devis. Vous avez déjà démarché les cuisinistes ? Vous savez ce que vous voulez dans votre salle de bain ? Vous avez un électricien ?

            Camille secoua la tête dans une moue navrée.

– Bon, je peux me débrouiller pour l’électricité. Nous travaillons souvent avec Berto, un ami de mon père qui est tout à fait raisonnable en prix et qui peut vous faire un travail d’orfèvre, mais vous êtes libre de faire appel à un électricien de votre choix. Pour le reste, il va falloir savoir assez rapidement si vous voulez commencer les travaux avant l’été.

– J’aurais voulu commencer les travaux demain, mais je ne sais pas vraiment quoi faire. J’attendais de trouver quelqu’un de compétent et de confiance pour le gros œuvre…

– Vous l’avez trouvé ?

            Raphaëlle guettait la réponse de Camille avec une décontraction très probablement feinte.

– Je crois, oui… tout dépendra de votre devis !

            La jeune femme exagéra un long soupir de soulagement et sourit à sa future patronne. Elle répondit du tac-au-tac, avec une voix grave et un clin d’œil qu’elle regretta presque aussitôt :

– Mon devis dépendra de vos envies, madame.

            Camille s’étrangla avec son thé. Le rouge lui monta aux joues et, sans prendre le temps de se demander pourquoi elle avait si chaud subitement, elle rentra dans le jeu. En se penchant lentement vers son interlocutrice, elle minauda d’une voix ronde et suave en posant sa main sur celle de Raphaëlle :

– Oh, je vous en prie, vous pouvez m’appeler Camille !

            La mine de Raphaëlle était impayable. Elle avait l’air d’une biche prise dans les phares d’une voiture. Elle restait là, figée, muette, les yeux écarquillés. Camille ne put contenir un éclat de rire cristallin qui la sortit de son hébétude.

– Seulement si vous m’appelez Raphaëlle, enchaîna-t-elle péniblement, en forçant sa voix de plus belle.

– Comment pourrais-je vouloir vous appeler autrement ? C’est un si joli prénom ! Et un si grand artiste…

            Camille s’était prise au jeu. Elle souriait toujours en resserrant légèrement son étreinte autour de la main ferme et froide de Raphaëlle.

– Et Camille, c’est si doux, si délicat…

            La jeune femme abandonna sa voix grave pour poursuivre sans oser bouger la main ou respirer :

– Et puis Camille Claudel est à la sculpture du XXèmesiècle ce que Raphaël était à la peinture du XVIème !

– Oh, je vois… habile de ses mains et cultivée…

            Cette fois, Raphaëlle rougit violemment mais Camille ne le remarqua pas. Toujours dans son personnage, elle retourna la main de la jeune femme et fit courir le bout de ses doigts sur ses lignes de vies et autour des régions les plus arides de ses paumes. On ne pouvait pas vraiment parler de cals mais, tout en haut de la paume, à la naissance de ses doigts, Raphaëlle avait la peau plus épaisse, plus dure, qui trahissait l’usage sans doute quotidien de ces mains puissantes. Camille se fit toutefois la réflexion que cette main n’avait rien d’une main d’homme. Elle était plus grande et un peu plus large que la sienne mais d’une certaine manière qu’elle aurait eue bien du mal à définir, elle était très harmonieuse, gracile.

            Raphaëlle observait Camille qui ne semblait absolument pas consciente de l’incongruité de ce contact. Les cheveux roux rassemblés dans un chignon plutôt informe, la peau claire et le visage subtilement parsemé de petites taches de rousseur, elle ressemblait à une petite fille déguisée en adulte. De près, on voyait les fines rides, quasi imperceptibles quand elle ne souriait pas, aux commissures de ses yeux et de sa bouche. De plus près encore, on remarquait que ses yeux pers, qui voulaient s’assortir au vert de son pull un peu trop grand, se chamarraient de bleu marine, le même bleu que celui que Raphaëlle portait en marinière. De trop près, on sentait la caresse brûlante de ses doigts curieux sur la peau glacée d’une main abandonnée.

            Camille retourna la main de Raphaëlle dans les siennes et promena ses doigts sur son revers bien plus doux que la paume. La jeune femme tenta de reprendre contenance :

– Alors, Madame Irma ? Est-ce que je vais enfin gagner au loto ?

            Aussitôt, les yeux espiègles de Camille virèrent au gris et elle s’engagea de tout son être dans son nouveau personnage. Avec un accent ridicule et des mimiques extravagantes, elle proféra sentencieusement :

– Je vois… Je vois… Je vois que vous ne pourrez pas gagner au loto, puisque vous ne jouez pas…

Raphaëlle explosa de rire.

– Pas faux, confirma-t-elle en essayant de reprendre son sérieux.

– Mais je vois aussi que vous avez de l’or dans les mains. Vous allez faire des miracles chez votre prochaine cliente, et elle vous paiera bien !

            Camille sourit en rendant religieusement sa main à sa propriétaire. Elle abandonna presque instantanément sa posture de voyante folklorique et plongea ses yeux dans le regard amusé de Raphaëlle.

– Pardon, désolée. C’est plus fort que moi. Ma famille a toujours estimé que j’aurais dû faire du théâtre ou du one woman show, mais… j’ai un humour pourri.

– Non, non, je pense que votre famille n’a pas tort ! Cela dit… Ne vous engagez pas dans une carrière de diseuse de bonne aventure, hein… Je n’aurai sans doute pas la capacité de faire des miracles, mais je vous promets de faire au mieux !

– Alors peut-être devriez-vous me dire… par quoi je dois commencer ?

Raphaëlle se racla la gorge et lança d’un ton docte :

– Vous avez de quoi noter ?

Camille acquiesça en prenant à la hâte la feuille d’un croquis raté et un stylo dans son sac. Comme une élève bien disciplinée, elle suspendit son regard aux lèvres de son interlocutrice qui énonça une liste de conseils judicieux à respecter dans un ordre chronologique et à exécuter en un temps record. Quand elle eut fini d’écrire, Camille osa une petite protestation :

– Je n’aurai jamais le temps de faire ça pour la semaine prochaine. Je vais voir si je peux décaler quelques rendez-vous, mais…

Son joli visage paraissait soucieux tout à coup, et Raphaëlle tenta de la rassurer.

– Tout ne doit pas être parfait, mais si vous voulez que je commence au plus tôt, il faut que j’aie un maximum d’éléments pour le devis. La semaine prochaine, j’ai deux jours de vacances, jeudi et vendredi. Si vous pouviez me donner la plupart de ces éléments d’ici-là, vous pourriez avoir votre devis vendredi soir et je pourrais commencer les travaux dès lundi…

– Mais vous venez de dire que vous étiez en vacances en fin de semaine prochaine, nota Camille, perplexe.

– Justement, j’aurai tout le temps de faire ce devis au plus vite !

– Je crois que vous n’avez rien compris au concept des vacances…

Raphaëlle rit de la moue incrédule de Camille qui reprit :

– La semaine prochaine, je suis en déplacement lundi et mardi. Et cette semaine, c’est moi qui ai la garde de mon fils. Autant vous dire qu’avec lui, cela va être compliqué de faire ce genre de démarches…

Camille semblait dépitée. Elle noya son regard dans le liquide désormais presque froid qui stagnait dans sa tasse. Raphaëlle, touchée par sa détresse, avança sa main vers celle de Camille, sans oser aller jusqu’à la saisir. D’abord timidement, puis avec de plus en plus de conviction, elle annonça :

– Je suis sûre qu’on peut y arriver. J’ai peut-être une idée. Je suppose que vous travaillez jeudi et vendredi, mais pas le samedi, non ?

Camille confirma d’un mouvement de tête.

– Et votre fils et vous avez quelque chose de particulier à faire samedi ?

– Je voulais lui faire visiter l’appartement, j’ai tellement hâte…

– Très bien. Alors, si vous le voulez, on peut se retrouver ici samedi matin, disons vers 10h, si ça ne vous fait pas trop tôt, et je vous emmène voir un ou deux cuisinistes, pour commencer. Des gens avec qui j’ai déjà travaillé et en qui j’ai confiance. Et en fonction du temps et de votre motivation à tous les deux, on pourra peut-être faire un ou deux magasins de carrelage. Je peux vous faire une sélection d’après vos croquis, si vous voulez, ça nous fera gagner du temps. Même chose pour les sanitaires.

            Au fur et à mesure que Raphaëlle parlait, le visage de Camille s’éclairait.

– Mais je ne veux pas gâcher votre samedi… ou alors, il faut que je vous paie !

– Ne vous inquiétez pas pour ça. Et puis, si ça peut me permettre de gagner votre chantier, et par la même occasion votre confiance… J’y gagne au change !

– Alors marché conclu. Nous vous attendrons pour dix heures samedi. Et ça ne sera pas du tout trop tôt : Emile ne connaît pas plus le concept de grasse matinée que vous celui de vacances. Il ne s’est jamais réveillé au-delà de sept heures du matin, et ce depuis bientôt douze ans ! Autant vous dire que… moi non plus.

La bouderie sur le visage de Camille était irrésistible. Raphaëlle était ravie de lui avoir redonné un peu d’espoir. Elle enchaîna :

– Alors on peut se retrouver plus tôt si vous voulez : rendez-vous à neuf heures pour la visite et comme ça je vous prends rendez-vous pour dix heures chez mon cuisiniste préféré, qui vous fera une simulation en direct et un premier devis. Je reprendrai des mesures précises pour la cuisine en tenant compte de la démolition de la cloison. Ça vous va ?

Le regard de Camille était chargé de reconnaissance, mais c’est avec un sourire espiègle qu’elle répondit :

– Vous y tenez vraiment à ce chantier, hein ? Pourquoi ? Ça n’a rien à voir avec une victoire au loto, hein ?

Raphaëlle sourit et capitula du regard.

– Oui, j’y tiens. Et ce n’est pas que pour l’argent, effectivement. Nous avons suffisamment de travail pour nous occuper sur les deux prochaines années, si nous le voulons. La boîte marche très bien. Mais ce genre de chantier, c’est plutôt rare. Et c’est tout à fait le genre de défi qui m’intéresse. Vous avez acquis une espèce de pustule immobilière dont personne ne voudrait…

Camille rit, sans quitter les yeux chauds de Raphaëlle.

– … Mais vous avez vu son potentiel, vous l’avez vu comme je l’ai vu. Et j’ai hâte de m’y mettre. Comme vous, je veux le voir se transformer en foyer : un endroit confortable et agréable, aussi élégant et convivial que vous. J’aime l’idée de participer à ça. Et… ne vous inquiétez pas…

            Camille semblait émue maintenant. Elle regardait la main de Raphaëlle, sur la table, à quelques centimètres de la sienne. Alors la jeune femme osa poser sa main ferme et toujours un peu froide sur les doigts anxieux de Camille. Elle pressa sa petite main en poursuivant dans un sourire bienveillant :

– Vous allez y arriver. On va y arriver. Et je vous promets que dans quelques semaines, vous et votre fils ne reconnaîtrez pas l’endroit.

– Je ne sais pas pourquoi, mais je vous crois. Peut-être parce que j’en ai tellement envie !

Visiblement soulagée, Camille reprit :

– Il me reste une petite demi-heure avant d’aller chercher mon fils. Qu’est-ce que vous me proposez de plus efficace pour les murs et le sol ?

Prenant un stylo et une feuille griffonnée, Raphaëlle retrouva son ton le plus professionnel pendant que Camille leur resservait du thé.

IV

            Dans quoi est-ce que tu t’embarques, encore, Raph… On avait dit plus jamais. On avait dit qu’on évitait les situations improbables et les problèmes en devenir. On avait dit qu’on serait une bonne fille !

            Raphaëlle regardait le curseur hypnotique qui clignotait sur son logiciel de traitement de texte. Il était plus de trois heures du matin et cela faisait deux nuits qu’elle veillait pour travailler sur un devis. A ce niveau-là, ce n’était plus du zèle, c’était de la bêtise. Une bêtise bien trop dangereuse pour qu’elle continuât. Et pourtant…

            Partout autour de son mac, le fruit de ses recherches s’éparpillait. Des références et des prix de produits en tous genres, de la faïence à la peinture en passant par les croisillons ou les bacs à douches… Raphaëlle s’était mise en quête de tout ce qui pourrait être utile à Camille, comme si elle était investie d’une mission sacrée, comme s’il s’agissait de son propre appartement.

            Il était tard, mais la fatigue ne l’empêchait pas d’être lucide. Elle fonçait droit dans le mur. Et en démolir quelques uns ne suffirait pas à lui faire retrouver ses esprits. Mais elle devait y arriver. Elle devait résister. Si elle parvenait à résister à cette femme, c’était sûr, elle pourrait résister à n’importe qui. Il le fallait.

Ce texte est devenu un roman. Il est maintenant publié et vous pouvez lire la suite ici :

Image tirée du Film (court métrage) « Camille » de Carme Puche & Jaime Garcia

9 commentaires

  1. Hello! Quel plaisir de lire cette suite 😁
    J’ai comme l’impression que ces deux là vont faire plus que bien s’entendre.
    En attendant la suite, je vais lire encore et encore ces jolis prémices 😉

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  2. Coucou, je trouve que cette suite est magnifique car j’adore ta plume j’en suis fan d’ailleurs. J’ai réellement hâte de lire la prochaine suite pendant ce temps je vais laisser mon imagination faire le reste. En tout cas merci merci..😁😉
    Bonne soirée.
    I.

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  3. Hello oh que oui j’attends la suite avec impatience ,Raph et Camille laquelle des deux est la plus fragile .😍.prenez votre temps je serais éternellement aux aguets 😘

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  4. Bonjour bonjour! Avec les vacances de noël, je me dis que nous aurons peut-être une suite?😊
    En attendant de vous lire à nouveau, je vous souhaite d’excellentes fêtes de fin d’année

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