Petit tête-à-tête avec Camille et Raphaëlle

Cet après-midi, j’ai pris le thé avec Camille et Raphaëlle. Elles sont passées, à l’improviste ; elles en ont pris l’habitude, ces dernières semaines.

Je ne sais pas si ce qu’elles préfèrent, c’est le moelleux de mon canapé ou la lumière de mon salon, mais je vois bien qu’elles se sentent à l’aise, chez moi. Chez nous, la convivialité est un devoir moral, il est inscrit dans notre code, génétique comme civil. Alors j’aime qu’elles se sentent chez elles.

D’elles, ma femme n’est pas jalouse. Elle les regarde d’un œil quasi maternel, bienveillant, comme si elles étaient les enfants d’un premier mariage qui ne l’aurait jamais menacée. Souvent, elle prend part à la conversation, et nous discutons, toutes les quatre, à bâton rompu.

Aujourd’hui, j’étais seule quand elles ont débarqué. Je me rongeais les sangs parce qu’une entorse me tenait éloignée de mes classes à une période où chaque heure de cours, avant l’épreuve fatidique du Bac, est comptée. Elles ont bien remarqué que je n’étais pas dans mon état normal. Le stress de la fin d’année me rend irascible et pessimiste. Et le chaos qui règne en ce moment sur l’Éducation Nationale ainsi que les ligaments externes de ma cheville n’aident pas.  J’ai l’impression de lutter contre des moulins à vents. J’ai l’impression d’être un moulin à vents.

Raphaëlle m’a secouée. Elle a boxé mon épaule et m’a attrapée en me frottant le crâne de son poing, sans ménagement. Mais Camille l’a chatouillée pour me libérer de son étreinte et l’a traitée de brute épaisse avant de me recueillir dans ses bras. Toutes les deux font vraiment la paire. Je suis tellement contente qu’elles se soient trouvées.

Leur bonheur me console un peu, en ce moment. Les voir s’épanouir de jour en jour, c’est une petite victoire, et je m’estime flattée qu’elles m’aient choisie pour raconter leur histoire.

Elles ont voulu me faire parler aujourd’hui. A croire que ma femme les a envoyées pour me cuisiner. C’est vrai que ce ne doit pas être évident tous les jours, de vivre avec moi. A les entendre, toutes, il faut sans cesse me tirer les vers du nez. Peut-être que la réalité est bien plus simple. Peut-être que je n’ai rien à dire.

Raphaëlle a secoué la tête, et Camille, comme à son habitude, ne s’est pas contentée de cette explication. Raphaëlle m’a toisée, de son menton revanchard. « C’est qui, l’huître, maintenant ? »

Elle m’a rendu mon sourire, et même si ce ne fut que pour quelques secondes, je l’en ai remerciée. Camille a tenté de détourner la conversation en me montrant l’intitulé d’un cours que j’étais en train de taper pour envoyer à mes élèves.  Était-elle sincèrement intéressée, je ne saurai le dire, toujours est-il qu’elle m’a demandé : « Tu les fais travailler sur le personnage de roman ?

– C’est un de leurs objets d’étude, oui.

– Le personnage de fiction ?

– Essentiellement.

– Tu leur parles de nous ?

– Sur la forme, je pourrais, mais sur le fond… « Du côté de chez soi » ne s’approche ni de près ni de loin des textes du programme, aussi large soit-il. Et puis t’imagines tous les parents que j’aurais sur le dos ?

Raphaëlle a ri, un peu amèrement, mais Camille a continué de me poser des questions. Elle a voulu savoir ce que j’aurais dit d’elles, si j’avais pu leur en parler. Elle a voulu savoir comment je les analysais, en tant que personnages.

Je lui ai répondu ne jamais m’être vraiment posé la question. Puis, malgré moi, je suis rentrée dans son jeu. Comment parler de ces personnages-là ?

Pour répondre à cette question, il me fallait d’abord me demander si je les considérais vraiment comme des personnages. Et ma réponse fut ambiguë.

Certes, au commencement de la nouvelle, je les ai convoquées. Il m’a fallu de longues pages pour établir leurs traits et leurs caractères, comme si les lignes elles-mêmes devaient les dessiner progressivement. J’ai bien sûr choisi quelques adjectifs, inventé quelque anecdote. Je ne me suis pas vraiment rendu compte de l’instant où j’ai cessé d’être celle qui invente pour les laisser se créer elles-mêmes. Pourtant, c’est bel et bien l’impression que j’ai eue, que j’ai toujours.

Naturellement, je les ai progressivement chargées d’un passé et d’un présent nécessaires à l’intrigue que je voulais développer. Mais très vite, ce sont elles qui se sont étoffées, qui ont pris corps et vie, et qui ont bousculé la trame de cette nouvelle.  Oui, très vite, je n’étais plus que l’instrument de mes personnages, le script de cette histoire qu’elles avaient à raconter.

Comment ce phénomène s’est-il produit ? Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais, c’est que je suis heureuse qu’il se soit accompli. Peut-être que c’est là ce que doit être tout personnage de fiction : une création qui a pour vocation d’échapper à son créateur pour être au monde. Au moment précis où c’est arrivé, mon récit, comme mes personnages, ne m’appartenaient plus. Quand cela se produit, je ressens à chaque fois cette douce euphorie que partagent peut-être tous ceux qui créent.

J’ai regardé Camille et Raphaëlle écouter mes réflexions, je les ai vues grimacer et sourire, je les ai entendues me confirmer qu’elles étaient bien le fruit de mon imagination mais qu’elles étaient bien plus substantielles depuis que je les avais laissé exister par elles-mêmes. Camille avait éveillé ma curiosité. A mon tour, j’avais plein de questions à lui poser. Comment vivait-elle mon influence en tant que personnage ? Aurait-elle changé quelque chose si elle l’avait pu ? Quelle distance prenait-elle avec la narration quand j’adoptais un point de vue interne ? Devrais-je leur laisser plus d’intimité ?

C’est Raphaëlle qui a répondu pour elle. Elle a dit à Camille d’abord : « Non ! Ne lui dis rien ! » ; puis à moi : « Et le mystère, dans tout ça ? Tu crois vraiment que tu peux tout savoir sous prétexte que c’est toi qui nous écris ? Ah non ! Ce ne sera pas si simple.

– Allez, dites-moi ! C’est pour la bonne cause ! Ça pourrait vraiment m’aider, pour mes élèves, tu vois… »

Camille a ri et Raphaëlle s’est contentée d’une moue boudeuse, laissant sa compagne me répliquer : « N’essaie même pas de nous avoir par les sentiments, et n’oublie pas que si tu nous connais bien, nous te connaissons tout autant ». A défaut de répartie, je lui ai tiré la langue. Elle s’est adoucie et m’a pris la main en disant gentiment : « Nous avons besoin que tu nous surprennes autant que tu aimes que nous te surprenions. Notre avenir n’est peut-être déjà plus dans tes mains, mais laisse-le trouver sa place dans ton imagination !

– Oui, a surenchéri Raphaëlle, rappelle-toi une de tes citations préférées de René Char : « Imagination, mon enfant ! »

Elle m’a envoyé cet aphorisme comme on lance un adieu. Puis elles se sont levées, m’ont prise tour à tour dans leurs bras en faisant claquer des bises sonores sur mes joues, et elles sont parties en se tenant par la taille. Leur symbiose était flagrante et leur amour n’en finissait pas de m’éblouir.

En refermant la porte derrière elles, je me suis trouvée toute bouleversée de notre échange. J’ai regardé l’heure. Il me faudrait attendre encore un moment pour raconter tout cela à ma femme à son retour. J’ai hâte de retrouver ses bras.

 

 

Image : « Le Thé »

Mary Stevenson Cassatt (American, 1844–1926)

18 commentaires

  1. 👩‍❤️‍💋‍👩
    Petit démiurge, voici un chapitre drôle et inédit ! C’est plaisant d’assister à tes élucubrations créatives !
    Je regrette de ne pas partager le thé plus souvent avec tes personnages… le mystère s’entretient, l’inspiration se cultive dans le secret…
    En tout cas, je rejoins @crobe31, on te lirait avec grand plaisir chaque jour…
    😘

    Aimé par 1 personne

    1. Mais… Mais c’est toi qui m’imposes de travailler plus sérieusement au lieu d’écrire !!! C’est un comble @Nana !!! Ça va que je t’aime, hein… Parce que sinon, je te prendrais au mot ! 😉 😛

      J’aime

      1. Plus ça va et plus je constate que « stimulation intellectuelle » rime chez toi avec « stimulation créative ». Donc, n’essaie pas de te faire plaindre. 😉 Au boulot Miss Pucedepoesir !

        J’aime

  2. J’ai adoré ce récit. Il est très agréable à lire. Je connaissais ta plume poétique et je découvre que tu as une magnifique plume narrative. Il y a quelque chose de dix-huitiemiste dans cet art de la conversation. Pour tout te dire, je me suis imaginé la scène façon boudoir, avec de longues robes blanches, des chapeaux, des domestiques qui apportent le thé. Pas sûr que c’était ton trip, mais c’est le naturel de la conversation qui m’a fait penser à un salon littéraire. Après, j’ai aussi pensé à Gide, forcément, pour ce côté personnages qui se développent tout seuls. J’ai été ravi de faire la connaissance de Camille et Raphaëlle (quels beaux prénoms ! ).

    Aimé par 1 personne

  3. Très beau relooking du site !

    Après tout ce temps, es-tu sûre de pouvoir rappeler tes personnages ? Camille et Raphaëlle doivent déjà avoir deux ou trois marmots ensemble… :’)

    A bientôt, j’espère.

    J’aime

Répondre à Highlander Annuler la réponse.