Petit essai sémantique autour de « ma femme »

Intro (sans doute trop longue et facultative) :

Dans mon métier, et par pure curiosité souvent, je suis souvent amenée à me poser des  questions sur le sens des mots.  Plus précisément, sur leur valeur sémantique, c’est-à-dire leur « signifié(s) », ce que l’on veut dire, ce dont parle l’énonciateur.

Si je choisis de vous donner cette précision technique, c’est parce qu’elle fait sens, justement. On garde, la plupart du temps, des souvenirs d’école sur les homonymes et les synonymes. Mais on ne se pose jamais assez de questions sur la valeur sémantique des mots, de mon point de vue. Autrement, on réfléchirait bien davantage avant d’ouvrir la bouche ! Et sans doute, le monde ne s’en porterait que mieux.

Il est donc de mon devoir, en tant que prof de français, de me poser des questions sur le sens des mots : pourquoi employer un mot plutôt qu’un autre ? quel sens donne-t-on à ce mot ? est-ce que tous ceux qui vont entendre ce mot vont comprendre la même chose ?

Il s’agit d’une gymnastique intellectuelle que chaque enseignant pratique au quotidien, il me semble, et pas seulement au sein de sa salle de cours.

Depuis quelques mois, je suis obnubilée par une étrangeté sémantique.  Je dis étrangeté parce que je ne sais pas vraiment comment définir ce dont je veux vous parler. On pourrait sans doute parler d’aberration, de perversion ou plus rationnellement de déviation… je ne sais pas. Vous me direz.

Voilà.

Développement :

« Ma femme »

Pourquoi ai-je tant de mal à dire ces mots ? J’ai d’ailleurs bien plus de mal à les dire qu’à les écrire…

Je suis mariée depuis plusieurs mois et heureuse en ménage. Je suis incontestablement fière de ma femme, de notre union, de ce que nous construisons ensemble. Je n’ai jamais eu honte de nous ni de notre/mon homosexualité. J’en ai toujours parlé ouvertement. Jusqu’à Août 2019, je n’ai employé que le mot « compagne », plus rarement « copine », mais depuis l’été dernier, nous nous sommes accordées, de droit, ce statut marital.

Aujourd’hui, quand je parle d’elle, qu’elle soit présente ou non, je m’oblige à utiliser le mot « femme », même si « mon épouse » me vient plus naturellement. Il n’y a aucun doute sémantique quant au mot « épouse ». Il désigne, sans équivoque, la femme à laquelle on est marié.

« Épouse » est un joli mot, je l’aime bien. J’aime sa sonorité et sa désuétude.  Mais tout le problème est là : « épouse », c’est désuet. Bien sûr, on l’utilise encore, dans un registre plutôt soutenu ou ironique, ou peut-être quand on veut insister sur cette union, justement (civile ou religieuse… ou les deux, quand c’est possible).

Mais le mot « femme »…

En lui-même et au sens large, il désigne un genre ou une identité sexuelle : tout le monde peut s’entendre là-dessus (encore que…).

C’est accompagné du possessif « ma » que tout bascule – dans ma tête, du moins.

« Ma femme », dans la bouche d’un homme hétérosexuel et marié à une femme, quoi de plus naturel ? « Ma femme », dans la bouche d’un homme hétérosexuel non-marié mais en couple avec une femme, c’est presque banal… excepté que, dans ce cas, j’entends bien malgré moi un petit accent de possessivité et de soumission qui m’indispose (sursaut féministe ? hypersensibilité ? je ne saurai dire).

« Ma femme », dans la bouche d’une femme homosexuelle mariée ou non, en couple avec une autre femme… et revoilà ce petit accent insupportable de possessivité, bravache cette fois, qui me dérange tant.

Je n’ai jamais pu utiliser, publiquement, ce « ma femme » sans être mariée, mais quand d’autres l’ont utilisé pour me désigner – d’autres avec qui je n’étais « qu’en couple » – je n’ai pas apprécié. J’ai eu l’impression d’être chosifiée (réifiée, pour les puristes), de devenir le prétexte à une forme de fierté sexuelle qui me dérangeait.

Comprenons-nous bien.

Pour moi, l’homosexualité est un fait. C’est ce que je suis, sexuellement parlant. Suis-je fière d’être homosexuelle ? Pas plus que d’être brune ou prof de lettres. Pas plus que d’être l’aînée de ma sœur ou de mesurer 1,55m (bon d’accord, on ne peut sciemment pas être fière de ça…).

Je ne suis donc ni fière ni honteuse d’être lesbienne. Mais je comprends qu’on parle souvent de « fierté LGBT ». Je comprends qu’on marche chaque année pour cela (il m’est arrivé de le faire quand je le pouvais, et je le referai sûrement). Je le comprends parce que malheureusement, parfois, être qui l’on est, c’est un parcours du combattant. Même si mon homosexualité est un fait ou une évidence pour moi, cela ne l’a pas toujours été pour mes proches – et je me fous incommensurablement des autres. D’une certaine manière, je suis fière du chemin parcouru. Fière d’avoir eu la patience, le courage et l’obstination de bouleverser un peu les mentalités et les préjugés autour de moi. Fière de pouvoir être légitime aux yeux de nos familles au même titre que ma sœur et son mari ou n’importe quel autre couple hétéro. Je ne m’étends pas plus sur le sujet, parce que j’en ai déjà parlé bien des fois, sur Yagg, et qu’il doit en rester quelques traces sur ce blog.

Bref, j’ai toujours eu un peu de mal avec ceux qui agitent leur sexualité (hétéro, homo, bi, poly…) sous le nez des autres. Et quand on m’a appelée « ma femme », en public, alors que nous n’étions pas mariées, je ne l’ai pas forcément bien vécu. J’avais cette sensation désagréable d’être une chose que l’on montre pour faire valoir son homosexualité, et je n’ai pas aimé.

Ces derniers temps, ce qui me surprend, je me rends compte qu’alors même que je suis mariée, j’ai du mal à utiliser ce « ma femme ». Pas auprès des gens qui connaissent mon épouse, mais pour ceux qui « potentiellement », ne savent pas. J’ai du mal à l’utiliser car je me fais l’impression de renvoyer cette image de lesbienne provocatrice, comme ces gars un peu lourds qui disent « ma femme » alors qu’ils sont en couple depuis trois jours mais en version lesbienne séditieuse.

Pourtant, je m’oblige à le faire. Pourquoi ?

Mais parce que j’en ai le droit ! Parce que les hommes hétérosexuels mariés à des femmes le disent ! Parce que je suis une femme mariée à une femme que j’aime et qu’elle est ma femme et que je suis la sienne ! Parce que je ne veux plus que cela me dérange, je veux que ce soit normal, même pour moi, surtout pour moi, d’utiliser ces mots-là devant la terre entière !

Conclusion :

Y a pas à dire, la sémantique est un univers dans lequel on devrait se perdre tout le temps. De quoi parle-t-on ? Comment en parler ? A quoi fait-on vraiment référence et ces références sont-elles communes ? Et vous, qu’entendez-vous quand on vous dit « ma femme » ?  Qu’entendez-vous quand vous dites « ma femme » ?

J’ai, en toute conscience, évité d’aborder ici la dimension affective de ce « ma femme », parce que j’ai posé un cadre, le cadre de la conversation publique, pas celui de l’intimité. Dans l’intimité, de mon couple ou de mes proches, il y a tout l’amour du monde dans ce « ma femme ».

J’ai parlé d’essai, parce qu’il n’y a sans doute pas de réussite possible : on ne peut traiter la valeur sémantique d’un mot ou groupe de mots que dans un contexte donné et en tenant compte aussi bien de l’énonciateur que du ou des destinataire(s).

Je vous remercie d’avoir lu patiemment ma réflexion. Vous pouvez réagir aussi librement que possible… ou glisser sémantiquement vers de nouveaux horizons.

Je vous souhaite un bien bon et beau week-end !

Bien à vous,

Eloïse – Pucedepoesir.

13 commentaires

  1. Oui, l’adjectif possessif me dérange aussi. Une personne n’appartient pas à une autre ! Il faut se souvenir de l’élégance solution proposee par Barjavel dans « la Nuit des temps » : dire non pas « X est ma femme » mais « Je suis à X ».

    Dans tous les cas, l’équilibre reste difficile à trouver entre volonté légitime d’affirmer son identité et volonté de ménager les susceptibilités, notamment lorsqu’on s’adresse à des personnes qui ne sont pas extrêmement proches.

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    1. Si mon âme d’ado romantique avait trouvé bouleversante l’histoire d’Éléa et Païkan, j’avoue que ma conscience actuelle m’empêcherait davantage de dire « Je suis à X » que « Je suis la femme de X »… (excepté dans l’intimité, évidemment ! 😉 )
      Est-ce que la valeur qu’on donne au possessif est représentative d’une société faussement axée sur une bien-pensance hypocrite ?
      Peut-être.
      Est-ce que cette possessivité instinctive, primaire est à bannir ?
      Sans doute pas.
      Est-ce qu’on peut l’étaler sans vergogne ? Certain-e-s ne s’en privent pas.
      Je n’étudie la chose (très superficiellement) qu’à travers le prisme de la « lesbiénitude »…

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  2. D’abord, merci pour ton essai que j’ai largement apprécié. Puis-je ajouter un sème sociologique ressenti ?
    Pour ma part, j’ajouterais que, dans le cadre reconnu du mariage, le « Ma femme » dans l’énonciation de ma moitié n’a pas la même résonance possessive que lorsque je l’ai entendue dans la bouche du père de mes enfants. En place et lieu de la possession, cette appellation prend davantage la tonalité de la protection quand mon Amour me présente comme étant « sa femme « . Mon petit côté espagnol s’en trouve sublimé dans le bon sens du terme.
    Dans cette expression quasi triviale, selon comment elle est prononcée par l’enonciateur/trice, on trouve toute la dimension sémantique voulue ou donnée en intention.
    Voilà, voilà (en espérant avoir été assez juste dans mes propos car là, je me réveille à peine… vivent les vacances !)
    Bisous de nous à vous !

    Aimé par 2 personnes

    1. Intention et réception, c’est bien le propos ! 😉
      Sujet parfait pour un dimanche matin sous la couette (ou ailleurs !) 😀 😀 😀
      Pardon, je m’égare…
      Un bon dimanche et des bises à toutes les deux et merci pour le commentaire !

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  3. N’est ce pas le sens dont l’hypersensible n’a de cesse, tout au long de son chemin, de se reconnecter au sens de son essence…..🍀🐞🐝

    Le mot à un sens, désuet de nos jours, contraint à l’emploi nouveau ou novlangue dégainé outrageusement et sanctifié à l’ego centré avec un tantinet de possession possessive….. « Ma femme », « Mon homme »…. Mon,ma, mes, matérialisé, markété, ainsi soit il 🎭

    « Ma Femme » sussurée, chantée, magnifiée est une douce mélodie pour celle qui reçoit ce bel hommage💐…… De la bouche d’une hypersensible, cela va de soi…..Hommage à Ta Femme 🙏

    « Ma Compagne », j’aime assez le sens d’accompagner, aller vers et ensemble….. A la Campagne… Ah Dame Nature ! me conter fleurette 🌼 partager le pain quotidien.🍞

    Merci pour ce moment sensitivement insensé et follement doux !

    Valérie

    Aimé par 1 personne

  4. En me mariant il y a quelques années (1998), j’ai eu le même recul, la même difficulté : de quel droit me serais-je approprié cette personne, chère à mon cœur par ailleurs ? MA femme. Beurk.
    En plus, il y a la dissymétrie : une femme parle de son mari (celui avec lequel elle est « mari »-ée) mais un homme ne peut parler de sa marie, c’est un prénom (presque sacré en plus, fichus cathos). Donc il dit « ma femme » mais les femmes ne disent pas « mon homme » (enfin, ça change et ça vient mais, à l’époque, ça ne se faisait pas). Et le sous-entendu du mariage n’y est pas, le sens est autre.
    Alors je suis passé par « voici ma chère et tendre » ce qui, pour moi, renvoyait à la qualité de notre relation plutôt qu’à son statut.
    Et puis la vie passe, et le divorce déplace les habitudes. « Mon ex » me suis-je entendu dire une fois. Pas deux, c’est vraiment hideux. Ex quoi d’abord ? Déjà, la tendresse est encore là, en partie. Et je ne renie pas toutes ces années et ce vécu ensemble, même s’il m’a conduit à nous séparer. Alors, pour l’instant, j’en suis à « Voici la mère de mes enfants », c’est factuel et réel, je ne m’approprie rien d’elle. Et cela met un peu de distance.
    Mais satisfaisant ? Je cherche encore… Vive la sémantique !

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    1. Oui, c’est précisément cette dissymétrie le problème, cher Laurent ! Sans doute faudrait-il insister auprès de nos académiciens pour qu’ils engagent une réforme « utile » (une fois n’est pas coutume) de la langue. Je ne suis pas particulièrement partisane de la féminisation de certains substantifs professionnalisants qui n’ont pas leur pendant féminin (le déterminant me suffit), mais sur ce point particulier, il est évident que notre belle langue est fautive. Elle est matière vivante et mouvante, aussi, je ne doute pas qu’elle évoluera sur ce point aussi… dans quelques siècles… un petit coup de pouce ne lui ferait pas de mal ! 😉

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  5. Je n’ai jamais employé l’expression « ma femme » pour qui que ce soit (être anti-mariage a de ces avantages), « ma compagne » la plupart du temps, mais le possessif me dérange moi aussi. Nous devrions nous contenter du prénom de celle qu’on aime, qui se suffit à lui-même. En revanche, j’aime beaucoup « ma bourgeoise », un brin argot, un brin prolo…

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    1. Pas faux, @briceauffoy ! Je n’imagine rien de plus décalé pour parler de… la mienne. Je vais y songer !
      Je crois que je n’ai pas fini de m’interroger sur certaines appellations sémantiquement surprenantes, frustrantes ou décalées.
      Ces derniers temps, j’essaie de ne pas trop penser à cet étrange phénomène de mode qui consiste, pour les moins de 20 ans, à appeler tout le monde « frère »… TOUT LE MONDE. C’est fascinant.

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  6. Bonjour,
    Comme tout ceci est intéressant à lire (et bien écrit) ! Ah, ce possessif qui semble déranger… Oui, oui, moi-même, je l’emploie souvent en présentant pour la première fois « mon » épouse, « ma » femme, « ma » moitié… je considère qu’il n’y a rien de mal approprié à le faire. Aucun sentiment de domination (déguisé ou pas), d’ailleurs je me plais à croire que je suis moi aussi « son » homme. Certes les mots ont un sens, et méritent d’être choisis avec soin, néanmoins à force de chercher la petite bête… on la trouve !

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