Précédemment :
Chapitre XXIV
– Bien sûr que nous avons dansé.
Quand la voix de Nadine leur confirma enfin ce qu’ils attendaient tous, Anne poussa un long soupir de soulagement.
– Je ne vais pas vous raconter les détails, poursuivit l’hôtesse, mais ce que je peux vous dire, petits curieux, c’est que ce soir-là, j’ai passé la plus extraordinaire soirée de ma vie, du moins, jusqu’à ce moment-là.
– Comment ça ? Vous croyez vraiment que vous allez nous éviter les détails ? Je veux tout savoir, s’insurgea Anne.
Eugène semblait vouloir modérer l’indiscrétion de sa moitié, mais il se retint, impatient lui aussi de connaître la suite. Camille se fit l’écho de sa nouvelle secrétaire :
– Nadine, vous avez bien conscience que vous ne choquerez personne, ici ? Allez, dites-nous !
Raphaëlle prit la parole à son tour et se fit l’avocat du diable en avançant qu’il était peut-être gênant pour Nadine d’évoquer certains de ces souvenirs devant Gérald, mais celui-ci secoua la tête en démentant vivement :
– Rien de ce que ma chère et tendre a vécu avec Caroline ne me dérange. Nous en avons déjà parlé maintes et maintes fois. Il me semble qu’elle m’a déjà tout dit et elle sait ce que j’en pense. Je trouve merveilleux qu’elle ait pu rencontrer quelqu’un comme Caroline. Je pense que j’aurais aimé la rencontrer moi aussi. La vie a fait que… mais… Allez ma chérie, ne te fais pas prier, raconte.
– D’accord, d’accord. Mais je vous préviens tout de suite : je ne donnerai aucun détail sexuel !
Eugène et Camille gloussèrent alors qu’Anne protestait déjà. Nadine la fit taire d’un petit geste de la main et poursuivit son récit.
– Je crois que vous imaginez très bien dans quel état j’étais quand nous nous sommes levées pour danser.
Tout le monde acquiesça et le silence se fit.
– Je ne sais même pas si je peux dire que j’étais excitée ou terrifiée… J’étais euphorique, je pense. Mon corps ne connaissait plus la pesanteur, mais mon désir était tellement lourd que chaque geste me semblait ralenti. Nos mains ne se quittaient pas mais, jusqu’à ce que nous nous retrouvions face à face, je n’osais plus croiser son regard. Mes yeux fixaient mes pieds, pourtant, je ne voyais qu’elle. Le visage de mes fantasmes, celui qui m’avait fait passer tant de nuits blanches, celui qui m’avait conduite aux portes de la folie. Ce visage m’était offert à présent, à moi ! Et je ne savais absolument pas quoi faire. Alors j’ai fait la seule chose sensée : je me suis livrée à elle. Et vous savez ce que qui a été le plus surprenant ?
Comme tout le monde secouait la tête, Nadine poursuivit :
– C’est qu’à la seconde où je me suis complètement abandonnée, j’ai eu l’étrange impression de devenir maîtresse de nos destins. Je n’oublierai jamais cette curieuse sensation. Elle menait la danse, elle me tenait dans ses bras comme un homme l’aurait fait, elle me dominait de tout son corps… et se soumettait de toute son âme. J’ai reçu cet aveu sans qu’un mot ne soit prononcé. Alors, je n’entendais plus la musique. Je ne sentais plus l’air moite de l’été. Je ne supportais plus l’idée d’être parmi les autres. Je ne voulais plus qu’elle et moi. Je n’ai rien eu à demander… Je me souviens très bien du trajet de la terrasse jusqu’à sa chambre : je me rappelle notre silence, la chaleur de sa main dans la mienne, la certitude de ce qui allait suivre. Je me souviens m’être alors fait la réflexion qu’aucun de mes fantasmes précédents n’avait jamais égalé la plénitude que je ressentais alors. Pendant des mois, je n’avais vécu que dans l’idée d’une excitation dévorante, mais quand tout était sur le point de se réaliser, j’étais d’une sérénité inexplicable. Caroline s’étonna d’ailleurs de mon calme. Avant de m’ouvrir sa porte, elle m’interrogea d’un petit regard inquiet que je trouvai des plus touchants. Je me suis contentée de me fondre dans ses bras.
Nadine s’interrompit, le temps d’un sourire à son souvenir. Elle reprit, la voix légèrement éraillée :
– Ce qui s’est passé dans cette chambre restera pour moi. Sachez seulement que nos dernières heures portugaises auront fini de me convaincre : je n’avais pas idéalisé cette femme. Elle n’était pas que le produit de mes fantasmes. Elle était bien au-delà de tout ce que j’avais pu imaginer. Et nous avons vécu huit des plus belles années de ma vie.
*
– Raphaëlle ?
La jeune femme tourna un regard interrogateur vers son amante qui conduisait sur le chemin du retour. Il était tard et elles étaient fatiguées, mais le visage de Camille sublimait l’obscurité de l’habitacle. Depuis qu’elles étaient sorties de chez Nadine et Gérald, elles n’avaient pas prononcé un mot. Encore sonnée par la triste fin des amours de jeunesse de son ancienne secrétaire, Camille prit la main de Raphaëlle et demanda presque en chuchotant :
– Tu veux bien venir dormir avec moi ce soir ?
Comme Raphaëlle la regardait avec de grands yeux écarquillés, elle anticipa ses craintes :
– Oui, je sais que je vis chez mes parents, et qu’ils seront là… Et Émile aussi. Mais je ne veux pas être loin de toi, ce soir. Je ne veux pas perdre une seule seconde loin de toi. La vie est trop courte pour s’encombrer de contraintes et de principes inutiles. Tu veux bien, mon amour ?
D’une simple pression de ses doigts, Raphaëlle capitula. L’histoire de Nadine et Caroline l’avait, elle aussi, touchée bien plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle avait avant tout été bouleversée par le courage de ces deux femmes, qui, à une époque si intolérante, avaient osé s’affirmer en tant que couple au vu et au su de tous, s’exposant ainsi à la réprobation de leurs familles respectives, aux moqueries de leur entourage professionnel, aux insultes et au rejet social, mais qui n’en furent que plus amoureuses. Elle avait été impressionnée par leur force, par leur détermination et par leur amour qui, dans les yeux embués de Nadine, brillait encore de mille larmes. Elle avait dû retenir les siennes quand la jeune retraitée leur avait annoncé la mort de son amante, emportée par une inconcevable rupture d’anévrisme à peine quelques semaines avant ses quarante ans.
Nadine n’avait pas voulu s’appesantir sur sa douleur, ni sur le rejet abject des Bertot à son égard, elle avait simplement conclu sur l’importance de vivre l’amour aussi intensément que possible, sans se soucier du qu’en dira-t-on et sans en perdre une seconde. Elle leur avait d’ailleurs promis de leur raconter sa rencontre avec Gérald lors de leur prochain diner. Si Raphaëlle avait souri à la manœuvre, visant vraisemblablement à détendre l’atmosphère, elle n’était pas moins toute retournée par ce triste récit. Elle n’avait d’ailleurs pas pu s’empêcher d’imaginer, une seconde à peine, la mort de Camille. Et cette seconde effroyable lui avait glacé le sang.
Ce soir plus que jamais, elle se disait qu’elle non plus ne pouvait supporter l’idée de perdre son temps. Oui, elle était pétrie de peurs, mais elle ne les laisserait plus freiner son bonheur. Son bonheur, elle l’avait trouvé, enfin ! Il lui faudrait désormais se montrer aussi courageuse que cette femme exceptionnelle qui lui tenait la main et devant qui tous les obstacles semblaient disparaître.
Camille coupa le moteur devant chez les Sauvan et chacune d’elle sortit silencieusement de la voiture. Elles passèrent le pas de la porte, toujours sans un mot, montèrent les escaliers sur la pointe des pieds, entrèrent dans la chambre de Camille où Émile dormait en travers du lit, récupèrent la chaude couverture qui avait déjà protégé une de leur sieste, et redescendirent au salon. Elles s’allongèrent dans les bras l’une de l’autre, chacune prenant soin de bien recouvrir son aimée, et confièrent les mots tus au sommeil de l’autre.
Chapitre XXV
La soirée promettait d’être fraîche, mais ce n’était rien en comparaison à l’ambiance glaciale qui risquait de s’installer bien vite dans son salon. Nerveuse, Raphaëlle guettait l’heure. Georges avait promis de venir tôt. Pour un espagnol, cela sous-entendait qu’il essaierait d’être là avant 21h. La jeune femme avait lourdement hésité sur les modalités de son coming out. Elle s’en était ouverte à Camille et même à Émile, qui avaient essayé de l’aider au mieux. Ils avaient proposé d’être auprès d’elle, si cela pouvait la soulager, mais elle avait décliné. Elle devait affronter seule ses démons.
Elle avait finalement choisi d’inviter son père ce dimanche soir. Le vieux avait accepté sans poser de question, même s’il était visiblement surpris de la demande assez formelle de sa fille. Autrefois, ils faisaient ce type de repas assez régulièrement, soit chez elle, soit chez lui, mais depuis quelques années, ils préféraient se voir le midi. Si Georges était un couche-tard, sa fille était une lève-tôt. Alors les dimanches où ils ne travaillaient pas, ils se retrouvaient pour manger ensemble, vers 14h. Ces jours-là, ils s’interdisaient de parler « chantier ». Quand il pleuvait ou qu’il faisait trop froid pour profiter de la terrasse, ils faisaient sauter du popcorn et s’attelaient à parfaire leur culture cinématographique.
Raphaëlle redoutait tellement de perdre tout cela. Certes, Georges n’était pas un grand causeur, ni le gars le plus raffiné du monde, mais il était son père, sa seule famille, l’homme qu’elle aimait le plus au monde. Le seul homme qu’elle aimerait sans doute jamais… Elle allait lui briser le cœur, elle le savait. Il n’était pas mauvais, mais il ne pourrait jamais comprendre.
Raphaëlle se souvenait très bien de l’histoire du cousin Pedro. Pedro était le fils du frère aîné de Georges. Il avait bien une dizaine d’années de plus qu’elle et la jeune femme se souvenait de lui comme d’un ado boutonneux, d’un comportement assez doux mais qui très tôt apparaissait comme un « rebelle » aux yeux de ses parents. Fan inconditionnel de Madonna, Raphaëlle se souvenait de sa chambre, tapissée de posters où la chanteuse s’exhibait dans des positions toutes plus indécentes les unes que les autres. A quinze ans, et en cachette de ses parents, Pedro avait dilapidé son argent de poche chez le coiffeur. Il en était ressorti avec une crête rose qu’il dédiait à son idole. Ce soir-là, il était venu dormir chez Georges, la lèvre en sang et le corps recouverts de bleus qui, selon lui, juraient avec son nouveau look. Les deux années qui avaient suivi, on ne l’avait quasiment plus vu aux repas de famille. Il était devenu la honte de ses parents, qui n’en parlaient qu’en soupirs et lamentations. Un jour, son nom devint purement et simplement tabou. On ne parla plus de lui, on évita le sujet en se signant les yeux fermés. Raphaëlle était alors trop jeune pour comprendre. Elle savait simplement qu’il avait quitté la maison, qu’il n’était plus digne d’être un Del Rio et qu’il ne fallait plus en parler. Ce n’est que des années plus tard qu’elle avait appris qu’il était parti vivre en Amérique Latine. Il avait fui sa famille qui n’avait jamais accepté son homosexualité. C’est son cousin Miguel, le frère de Pedro, qui lui avait tout raconté. Chez eux, il était devenu le « sale pédé » qui ne mérite plus de porter leur nom. Son propre frère le reniait avec une haine qui avait glacé la jeune Raphaëlle. Cette jeune Raphaëlle qui, quelques semaines plus tôt, vivait le plus beau moment de sa vie en embrassant Dina. Raphaëlle qui, à cet instant, avait compris qu’elle ne pourrait jamais être une Del Rio et aimer une femme.
*
Un peu avant 20h, Raphaëlle reçut deux messages. Des encouragements enthousiastes de la part d’Émile et, quasiment au même moment, un message très prévenant de Camille qui cherchait aussi bien à la stimuler qu’à la réconforter. Alors quand Georges frappa à la porte quelques minutes plus tard, et malgré ses mains moites, la jeune femme ouvrit, plus déterminée que jamais à sortir de son placard.
En entrant, son père siffla ironiquement :
– Je rêve ou tu as fait le ménage, ici ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu te décides enfin à me recevoir dignement ? C’est parce que tu sais ce que je viens t’annoncer, hein ?
Raphaëlle lui tira la langue en rétorquant :
– Je ne vois pas du tout ce que tu veux dire… Et puis c’est moi qui ai quelque chose à t’annoncer, d’abord. Tu veux un apéro ou…
– Non, je veux que tu viennes t’asseoir et que tu dises à ton vieux père ce qui lui vaut l’honneur de ce dîner. Et après, j’aurai quelque chose à te dire, moi aussi.
– Ah. Tu veux commencer peut-être ?
– Ne tourne pas autour du pot, vas-y. J’ai faim. Et en plus, ça sent bon… Je vois que tu as fait les choses bien ! Allez accouche, qu’on puisse passer à table !
Raphaëlle déglutit avec peine. Lentement, elle rejoignit son père et prit place à côté de lui sur le canapé. Son cœur battait la chamade dans sa poitrine. Elle avait eu beau chercher la phrase parfaite, rien n’était venu. Elle ne savait pas comment commencer, ni quoi dire pour atténuer la douleur paternelle. Elle convoqua l’image de Camille et Émile qui l’encourageaient quelques heures plus tôt. Et elle se lança :
– Papa… je ne sais pas trop comment te dire ça alors… je vais essayer de le dire simplement.
Devant l’air grave de sa fille, Georges perdit son sourire. Il la regarda, inquiet et l’encouragea à poursuivre du regard.
– J’ai peur de te faire de la peine… je sais que ça va te faire de la peine… mais je ne peux pas continuer…
– Aïe… Je craignais que ce moment arrive un jour. Et il ne pouvait pas tomber plus mal.
– Que …
Raphaëlle était sur le point de s’étonner de la réaction de Georges qui paraissait embêté bien plus que dégoûté ou anéanti. Elle n’avait même pas pu aller au bout de sa confession. Mais son père la coupa une nouvelle fois :
– Je me doutais bien que tu ne pourrais pas continuer à travailler pour ton vieux père indéfiniment. Est-ce que tu te serais enfin décidée à reprendre des études ? Il était temps… tu vaux tellement mieux que ça. Ce n’est pas une vie, pour une fille. Je sais que tu n’aimes pas quand je te dis ça, mais c’est vrai. J’ai bien remarqué que tu étais épuisée, ces derniers temps… Et puis je ne te voyais plus du tout… Bon, en ce moment, ça ne m’arrange pas, mais ce n’est pas grave. C’est ton avenir qui passe avant tout.
– Papa…
Raphaëlle était interloquée. Pendant une seconde, elle s’était presque crue soulagée de ne pas avoir à mettre ses « aveux » en mots, mais elle n’y couperait pas, finalement.
– Non, papa, ce n’est pas ça. Je ne veux pas arrêter le boulot. Et tu sais que je suis au moins aussi valable que n’importe lequel de tes gars… Mais tu as raison… C’est un peu une question d’avenir.
Le visage de Georges s’était à nouveau illuminé. Il était sur le point de l’interrompre à nouveau, mais cette fois Raphaëlle le coupa d’un geste de la main. Retenant sa respiration, elle annonça d’un trait :
– J’aime une femme, papa. J’aime une femme et je suis homosexuelle. Je sais que tu vas trouver ça horrible, et oui, j’ai peur que tu ne m’aimes plus ou que tu ne veuilles plus me voir, mais je l’aime. Je l’aime vraiment, et je ne peux pas envisager de vivre sans elle. Et je t’aime, toi aussi, mais je crois vraiment qu’elle est mon avenir, et je ne veux pas passer à côté.
La bouche de Georges, qui était restée ouverte, se referma en silence. Raphaëlle guettait sa réponse. Elle se tortillait nerveusement les mains et crut que son cœur allait cesser de battre quand Georges baissa les yeux. Voilà, elle n’existait plus pour lui. Il ne pouvait déjà plus la regarder. Elle ne savait pas ce qu’elle devait faire. Elle était complètement paniquée. Au supplice, elle l’interrogea d’une toute petite voix :
– Papa ?
Georges la regarda alors, et raclant sa gorge, il bafouilla maladroitement :
– Ben ça… Je… Je ne m’y attendais pas…
Raphaëlle n’osait toujours pas respirer. Elle baissait les yeux à son tour, incapable de soutenir le regard paternel alors qu’il s’apprêtait à prononcer l’ultime sentence… Le vieux secoua la tête et se reprit :
– Si, si, évidemment que je m’y attendais… Mais pas maintenant ! Enfin… je veux dire… Je sais bien que je suis vieux et pas très subtil… Mais il aurait fallu être aveugle et carrément con pour ne pas comprendre. Je pensais que tu m’en parlerais quand Dina est partie mais…
Raphaëlle était abasourdie.
– Tu… tu savais pour Dina ?
– Dis, tu prends vraiment ton vieux père pour un imbécile ?
– Mais… Mais tu n’as jamais rien dit !
– Ah ! Parce que c’était à moi d’en parler ?
Devant le silence interloqué de sa fille, Georges reprit :
– C’est dans ces moments-là que ta mère me manque le plus… Elle, elle aurait su qu’elle devait en parler avec toi. Elle, elle aurait su quoi dire. Moi je ne sais pas. Je ne savais pas déjà à l’époque, et je ne sais pas plus maintenant. Qu’est-ce que je suis censé te dire ?
Raphaëlle se perdit dans le regard incertain de son père. Il semblait vraiment triste, mais il ne la repoussait pas. Il semblait tellement déçu ! Mais elle n’arrivait pas à savoir si la déception venait d’elle ou de lui-même. Émue, elle osa :
– Qu’est-ce que maman aurait dit, d’après toi ?
– Ta mère ? Oh, ta mère, elle aurait pu faire parler les pierres. Tu n’aurais même pas essayé de lui cacher, crois-moi. Elle t’aurait écoutée. Elle aurait sans doute compris. Elle t’aurait rassurée, réconfortée, protégée. Elle ne t’aurait pas laissé porter ça toute seule. Et elle vous aurait défendues, Dina et toi, auprès de ces ignorants de calabrais. Elle aurait fait taire l’autre teigne de Rita Canata le jour où elle est venue t’accuser d’être le démon qui avait perverti sa fille…
– Le jour où… quoi ? Rita te l’a dit ?
– Évidemment ! Elle est venue me voir, complètement hystérique. Tout l’immeuble l’entendait me hurler des insanités sur toi, sur moi, sur notre famille de pervers satanistes qui nous en prenions à son irréprochable famille. Sauf que moi, je la connaissais aussi, sa Dina. J’avais bien vu que vous vous étiez rapprochées. Au début, je ne savais pas si je devais la croire. Toi, tu étais en train de passer tes examens, je ne voulais pas t’embêter avec ça. Mais quand tu es revenue, quelques jours plus tard et que tu as vu qu’ils étaient partis, j’ai compris qu’elle avait sans doute raison…
Devant le regard effaré de sa fille, Georges se reprit :
– Enfin… raison sur… la nature de vos sentiments à toutes les deux, pas sur… Enfin, tu vois ce que je veux dire. Je n’ai pas su comment réagir à l’époque. J’espérais que tu m’en parlerais et en même temps, je le redoutais, parce que je ne savais pas quoi te dire. Au fil des semaines, je te voyais sombrer et je ne comprenais pas pourquoi tu ne m’en parlais pas. Mais de mon côté, j’étais incapable de…
Georges s’interrompit, les yeux humides.
– Ah, si j’avais eu la verve de ta mère… Si j’avais su comment te parler à l’époque… Si je savais comment te parler aujourd’hui… J’ai beau chercher, je ne sais pas quoi dire.
Raphaëlle était sciée. Son père savait. Il savait depuis toutes ces années. Elle s’était tue et elle avait cru en mourir. Aujourd’hui, ils parlaient enfin, mais allaient-ils pouvoir survivre ?
– Tu ne sais pas quoi dire… parce que je te répugne ?
– Ne dis pas n’importe quoi, Raph. Je suis lourd, mais pas si lourd, quand même. Tu es ma fille. Je ne peux pas dire que ça m’enchante, parce que bon… voilà quoi…
– Voilà… quoi ?
– Parce que… parce que… je ne sais pas si c’est bien ou mal… Je ne sais pas. Je sais juste que c’est compliqué. C’est toujours plus compliqué, non ? Regarde avec Dina. J’ai bien vu comment tu avais souffert. Et je déteste te voir souffrir. Tu es ma fille, et je veux que tu sois heureuse. La plus heureuse du monde !
Raphaëlle ne put s’empêcher de se jeter dans les bras de son père. Elle pleura longuement et ses sanglots émurent le vieux qui l’étreignit de toutes ses forces. Quand elle essuya ses larmes, Raphaëlle reprit la parole :
– Tu sais, moi aussi j’étais convaincue que tout serait plus compliqué, mais je n’avais pas vraiment le choix. Je n’ai pas le choix. Et puis je suis tombée sur elle. Et c’est étrange, mais avec elle, tout est simple. Pour elle, tout est simple. C’est comme s’il n’y avait rien de plus simple que d’être ensemble. J’avais juste peur que… qu’être avec elle, ça signifie te perdre toi.
– T’es ma fille et t’es plutôt intelligente, mais parfois, qu’est-ce que t’es con !
Raphaëlle eut brusquement l’impression que le verrou d’une cage qu’elle avait toujours habitée venait de sauter. Elle devait maintenant s’aventurer dans un présent dont elle ne connaissait pas encore les frontières, mais elle savait déjà avec certitude qui était son horizon.
– Et c’est qui, cette fille, pour qui tu risquerais de me perdre, moi ? Est-ce que, par hasard, ça aurait quelque chose à voir avec ce chantier « Sauvan » qui t’accapare depuis des semaines au point que tu ne trouves plus le temps de passer voir ton vieux père ?
– Tu es décidément bien plus perspicace qu’il n’y paraît…
Georges s’apprêtait à relever l’insulte mais il se ravisa. D’un ton grave, il reprit la parole :
– J’avais moi aussi quelque chose à t’annoncer. J’ai bien cru d’ailleurs que j’allais devoir changer mes plans au début de notre conversation, mais puisque tu m’as seulement annoncé que tu étais homo… je suppose que je peux encore essayer…
– Sans commentaire. Vas-y, crache le morceau, papi !
– Eh bien tu vois… j’envisage très sérieusement de prendre des vacances…
– Des vacances en cette saison ? T’es fissuré du siphon ?
– Des vacances définitives, Raph. La retraite, quoi…
Raphaëlle fixait son père, abasourdie.
– La retraite ? Mais… Mais Miguel n’est pas prêt, c’est toi qui n’arrêtes pas de le répéter à longueur de journée…
– Miguel, non, mais toi si !
Croyant à une blague, Raphaëlle s’esclaffa bruyamment. Mais devant le sérieux de son père, elle se ravisa et s’étrangla :
– T’es sérieux ?
– Très. Miguel ne sera jamais prêt, tu le sais aussi bien que moi. Quoi qu’en dise Joachim, tu seras toujours bien meilleure que lui. Et de toute façon, c’est mon entreprise, pas celle de mes frères ou neveux. Même si je les fais bosser. Crois-moi, ce n’est pas vraiment un cadeau que je te fais… Si ça t’intéresse, il faudra t’armer de patience… et peut-être d’un bon fouet…
– Mais pourquoi la retraite maintenant ? On n’en a jamais parlé ! Je ne savais même pas que tu envisageais d’arrêter.
Georges n’eut pas besoin de se faire tirer les vers du nez bien longtemps. Il venait d’atteindre la soixantaine et il lui avait fallu trente ans de veuvage pour faire le deuil de son épouse adorée. Il avait, pendant tout ce temps, consacré sa vie à sa fille et à son travail… qui lui permettait de prendre soin de sa fille. Récemment, il avait rencontré une jeune retraitée, Nicole, qui lui avait donné envie de profiter un peu de la vie.
Pour la énième fois de la soirée, Raphaëlle était déconcertée. Jamais son père ne lui avait parlé de Nicole. Quand elle s’en étonna, il rétorqua du tac-au-tac :
– Ah parce que toi, tu m’as parlé de ta madame Sauvan, peut-être ?!
– Un point pour toi…
– Bon, je veux que tu me racontes tout, et après, si tu es sage, je te raconterai moi aussi. Mais d’abord, sers quelque chose à manger à ton vieux père. Les émotions, ça creuse.
Aux anges, Raphaëlle leur servit un diner mémorable. Jamais ils ne se parlèrent autant et chacun se montra curieux de l’autre. Georges semblait heureux et Raphaëlle était enfin rassurée… jusqu’au moment où, repu après une deuxième part de tarte, le vieux osa :
– Y a quand même un truc qui me chagrine, avec cette histoire d’homosexualité…
Raphaëlle se figea, dans l’expectative :
– C’est que… je n’aurai jamais de petits enfants !
La jeune femme ne sut s’il fallait rire ou pleurer.
– T’es mon père, et t’es plutôt intelligent… Mais parfois, qu’est-ce que tu peux être…
– Ne finis pas cette phrase ! N’oublie pas que tu me dois le respect !
Raphaëlle explosa de rire, néanmoins, elle alla jusqu’au bout de ses réflexions.
– T’es un vrai dinosaure ! La PMA, tu connais ?
*
Camille se surprit à se ronger les ongles, une bien mauvaise habitude qu’elle avait réussi à perdre au sortir de l’adolescence. Elle ne s’autorisait des rechutes qu’en période de grand stress, et force était d’avouer que ce silence prolongé l’inquiétait fortement. Elle savait que cette soirée était capitale pour sa compagne. Raphaëlle lui avait promis de la tenir informée dès que son père partirait, mais il était près de minuit, et elle attendait toujours.
Quand son téléphone vibra, elle se rua dessus. « Il vient de partir et on survivra. Je file à la douche. C’était beaucoup d’émotion. Si tu veux, je t’appelle dans 10 minutes ». Camille était surexcitée et elle bouillait d’impatience de savoir. En un quart de seconde, elle décida de laisser un mot pour Émile et ses parents. Puis elle se sauva sur la pointe des pieds.
En sortant de la douche, Raphaëlle s’inquiéta : elle n’avait aucune réponse de Camille. En se séchant les cheveux, elle supposa que la belle s’était sans doute endormie. Il était tard. De son côté, elle se sentait encore survoltée. Nul doute que quand l’excitation tomberait, elle s’effondrerait elle aussi. Elle s’apprêtait à se glisser sous les draps avec son livre quand elle entendit frapper discrètement à la porte.
Camille lui fondit dessus dès que la porte s’entrouvrit. Raphaëlle n’aurait pas rêvé de meilleure conclusion à cette soirée. Après un long et langoureux baiser, la belle espagnole fut assaillie de questions. Elle raconta sa soirée dans les moindres détails, ne cachant ni ses réactions, ni ses émotions. Quand elle évoqua la remarque de son père sur les petits-enfants et sa réplique sur la PMA, Camille leva un sourcil interrogateur. Son expression n’échappa pas à Raphaëlle qui rougit brutalement, anticipant la question qui ne tarda pas à fuser :
– Tu… tu veux des enfants ?
– Je… J’ai surtout dit ça pour le moucher, tu sais.
Raphaëlle était complètement écarlate, à présent. Toutefois, Camille ne s’arrêta pas là :
– Je n’en doute pas mais… Tu veux des enfants ? Avec moi ?
La belle brune ne savait plus où se mettre. Courageusement, elle bafouilla :
– Je… n’y ai jamais pensé. Je… Je n’avais pas à y penser. Il est trop tôt pour en parler, non ?
– Oui, peut-être. Mais je voudrais savoir, parce que… maintenant, c’est possible, alors…
Raphaëlle se sentit prise au piège. Elle ne savait pas quoi dire. Elle cherchait la réponse parfaite. Celle qui ferait que Camille l’aimerait toujours. Mais elle ne savait pas ce que Camille attendait. Elle regarda sa compagne, comme pour chercher cette réponse parfaite dans ses yeux. Mais il n’y lut qu’amour et empathie. Alors elle sut qu’elle n’avait pas à chercher à être une autre, à être celle que Camille attendait. Elle pouvait lui faire confiance. C’est comme cela, d’être avec elle. Elle prit une grande respiration et se lança :
– Avec toi, j’ai envie de tout faire. De tout être. Peut-être même « mère »… On en reparlera quand il sera le moment d’en parler. On a le temps. J’espère même qu’on a le reste de notre vie devant nous…
– C’est une demande en mariage ?
– Tu veux que je te demande de m’épouser ?
Ce fut au tour de Camille de devenir cramoisie.
– Je… Fais attention, je pourrais dire oui ! Mais il est beaucoup trop tôt pour en parler !
– Ah ! Quand ça t’arrange, on a le temps…
Raphaëlle rit de la réaction de sa compagne. Camille la regarda, tombant fatalement un peu plus amoureuse encore. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander si, un jour, elle cesserait de l’aimer davantage. Pour l’instant, chaque minute passée avec elle était un pas de plus vers la félicité. Oui, peut-être un jour se marierait-elle encore… à une femme, en l’occurrence. A cette femme, avec un peu de chance !
Cette nuit-là, elles s’aimèrent sans silence, dans l’affirmation criante de leur amour.
EPILOGUE
– Regarde, Maman ! On y est !
Émile était tellement excité que Camille craignait qu’il ne renverse la barque. Raphaëlle manœuvra en experte et ils accostèrent sur l’île minuscule. Le garçon sauta à terre en premier, impatient de voir ses accompagnatrices faire de même.
Enfin ! Il était en Slovénie, sur le site de ses rêves. Sa mère et Raphaëlle lui avaient promis qu’ils y viendraient pour les grandes vacances, mais l’été qui suivit leur emménagement, ils avaient eu encore tant de choses à faire… Raphaëlle s’était installée directement avec eux. De toute façon, quand elles étaient séparées, toutes les deux étaient insupportables. C’était lui qui avait dû insister pour qu’elle vînt. Et puis la nouvelle femme de son père avait accouché et il était devenu grand frère. C’était fou !
Mais cette année, elles avaient enfin tenu leur promesse. Ils étaient venus en voiture et pendant tout le trajet, il avait épluché le Guide du Routard et le Petit Futé sur la Slovénie. Il avait repéré les principaux sites à découvrir et leur avait concocté un itinéraire qu’elles avaient accepté sans rechigner. Dès le premier jour, ils s’étaient précipités ici.
Le soleil rendait l’eau du lac de Bled turquoise, aussi limpide que l’eau claire des caraïbes. L’île n’était guère plus qu’un gros rocher surplombé d’une église et d’un petit musée pour les touristes. Il ne leur fallut pas plus de vingt minutes pour en faire le tour. Émile leur parut un peu déçu.
– C’est plus petit que ce que je croyais. Trop petit pour mon château. Je n’aurais pas la place d’y installer correctement toutes mes femmes…
Camille et Raphaëlle pouffèrent en étreignant le jeune homme. Sa mère le provoqua :
– Dans tes rêves, monsieur le Comte. Essaie déjà d’en séduire une…
– Je comptais demander des conseils à Raphaëlle…
La jeune femme s’étrangla. Le garçon s’enfuit en riant.
– Tu crois vraiment qu’il va nous ramener une fille, un de ces quatre ? » demanda Camille, mi inquiète, mi amusée.
– Fais-toi une raison, ma chérie. Il commence à avoir du poil au menton… et sans doute ailleurs.
– Raph !
– Quoi ? C’est vrai ! Ce n’est plus ton petit bébé…
– Non, tu as raison.
Le regard de Camille se perdit dans le vague. Elle semblait sur le point de dire quelque chose mais elle s’assura d’abord que son fils gambadait suffisamment loin.
– Quoi ? » s’enquit Raphaëlle.
– Émile n’est plus un enfant… et ça me manquerait presque… Tu sais que je me fais vieille ?
– Où veux-tu en venir ?
Raphaëlle savait pertinemment ce qui trottait dans la tête de sa bien-aimée, néanmoins, elle attendit que celle-ci le formulât :
– Je crois qu’il est temps d’en parler. Tu veux faire un enfant avec moi ?
– Seulement si tu acceptes de m’épouser.
Elles se toisèrent, arborant chacune leur plus beau sourire. Camille reprit :
– Du chantage, voyez-vous ça !
– Tic-Tac, Tic-Tac… Pense à ton horloge biologique, ma chérie…
– Ah mais c’est que… tu vois, je voudrais qu’il ou elle ait le sourire et les yeux de sa mère… Sa mère espagnole…
Raphaëlle se figea. Elle ? Porter un enfant ? Quelle idée… Elle rit d’abord, franchement amusée, mais le sérieux qu’elle lut dans le regard de Camille l’arrêta tout net.
– Tu es sérieuse ? Moi ?
– Tu ne voudrais pas ?
– Je… Je ne sais pas… je n’y avais jamais pensé. Je croyais que c’était toi qui voulais….
– Ça ne me dérangerait pas d’essayer, si tu refusais de porter, mais c’est un fait, tu es bien plus… « fraîche » que moi, mon amour. Tu voudrais ? J’aimerais tellement un enfant qui aurait tes traits…
Comme Raphaëlle semblait perdue dans ses pensées, Camille reprit :
– Je te rassure, il aurait aussi tous mes défauts, tu sais…
La jeune femme, mutique, regardait l’horizon. Émile interrompit le silence en criant :
– Raph ! Maman ! Regardez ! Il y a un vrai château, là-haut ! Il n’est pas sur l’île, mais il est parfait, et il donne sur le lac. Venez, on va le visiter maintenant. Il doit y avoir une vue superbe ! C’est là, c’est là-haut que je m’installerai ! C’est sûr !
– Oui, mon chéri, avec toi, tout est possible… » lui répondit Camille en hurlant à son tour.
Puis elle se retourna vers sa compagne, pleine d’espoir. Raphaëlle prit sa main et se pencha pour lui murmurer à l’oreille :
– Oui, ma chérie, avec toi, tout est possible.
FIN
Oui, il aura fallu (trop) longtemps pour avoir la fin de cette histoire… Et elle aurait sans doute pu s’étirer sur une ou deux parties, mais il faut en finir aujourd’hui. Pour me faire pardonner, quelques images (toutes fraîches) de Bled, en Slovénie, donc.
Pucedepoesir
En haut, la vue du lac et de l’île depuis le château ; au centre, la vue du château perché sur son rocher depuis l’île ; en bas, la vue (très lointaine) de l’île depuis les rives du lac et leurs nénuphars.



il ne me reste plus qu’à dire
Bravo et Merci,
c’était magique
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Mille mercis, @Miel ! Et bravo de ne pas avoir abandonné cette lecture un peu trop décousue… 😉
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Et oui il faut bien une fin. J´ai adoré cette histoire , comme toutes les autres d´ailleurs. Te lire est un plaisir depuis un bon moment, et j´espère que cela n´aura pas de fin 😁. En clair, vivement la prochaine.
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Merci @CatSpace ! C’est un plaisir partagé ! 😀
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