Solène s’arrête net. Milo, lui, continue sa course sans remarquer qu’elle ne le suit plus. Elle sent que son cœur est sur le point d’exploser, et cela n’a rien à voir avec les exercices cardio qu’ils s’imposent tous deux depuis qu’ils courent en fractionné. Elle est bien plus endurante que lui, mais elle n’arrive pas à croire ce qu’il vient de lui annoncer, là, au beau milieu de leur parcours.
Pourquoi au détour de ce chemin qu’ils empruntent tous deux depuis des lustres ? Pourquoi pas quand ils se sont retrouvés, trente minutes plus tôt, devant chez elle, pour leur footing du samedi ? Pourquoi cette voix détachée, comme s’il lui annonçait qu’il avait acheté une nouvelle cafetière ?
Solène, jambes tendues, le dos plié, les mains sur les genoux, ferme ses yeux et tente de retrouver son souffle. Elle a l’impression d’avoir été fauchée en plein vol, comme un insecte insouciant se retrouve, sans comprendre ce qui lui arrive, incrusté dans le plastique dur du pare-chocs avant d’une voiture. Incrédule, elle sent l’afflux de sang lui monter à la tête d’un coup. La chaleur qui l’inonde n’est pas tant liée à son effort physique qu’à la crise d’angoisse qui point dans ses entrailles.
Milo revient sur ses pas, en sautant au même rythme régulier, comme pour ne pas perdre la cadence.
– Tu traînes, ma vieille… T’as un point de côté ?
Les oreilles bourdonnantes, Solène se redresse, sans parvenir à regarder son ami. Il la quitte, lui a-t-il dit. Il la quitte « enfin », a-t-il lâché, comme si la chose était prévue de longue date. Comme si c’était un soulagement. Comme si tout le monde était au courant… Sauf elle, bien évidemment.
Puisque visiblement Milo ne comprend pas son état, elle acquiesce, confirmant un point de côté inexistant. Il s’arrête alors, pose sa large main sur son épaule courbée, et reprend :
– Raaah, la jeunesse… C’est plus ce que c’était… Allez, viens, on n’est pas loin de chez Tony, on va se poser un peu.
Cette fois, Solène se redresse et, toujours en évitant soigneusement son regard, lui emboîte le pas en essuyant son front avec le bas de son T-shirt.
*
La terrasse est bruyante et surpeuplée en ce début de week-end. Quelques touristes retraités ou étrangers, qui n’ont pas eu à tenir compte de la rentrée de septembre, viennent gonfler la clientèle du café italien qu’ils affectionnent tant. Tony les accueille avec son sourire habituel et Milo répond avec un sourire égal, comme si la rupture qu’il vient d’annoncer ne le concernait pas.
Solène n’ose pourtant rien demander. Elle suit son ami par habitude, elle commande un thé glacé, s’assoit face à Milo et souffle un grand coup, toujours sans un regard.
– Ça va mieux ? demande-t-il après avoir vidé la moitié de son verre en deux gorgées.
– Mieux.
Solène ne se permet que ce modeste écho. Elle est encore abasourdie. Rien dans le comportement de Milo ne lui semble inhabituel. Peut-être a-t-elle rêvé cette rupture surréaliste ? Elle veut se rassurer. Elle a sûrement halluciné. Il ne peut pas la quitter. Ils sont le couple le plus sain et heureux qu’elle connaisse. Elle cligne des yeux, comme pour effacer ce message d’erreur dans son cerveau.
– Ne traîne pas, lui demande Milo, j’ai promis à Manue que je débarrasserai mes affaires ce week-end. J’ai pas voulu annuler notre séance, mais j’veux lui éviter de faire traîner le truc. C’est elle qui garde l’appart.
Solène écarquille à nouveau les yeux, atterrée. Une fois de plus, son rythme cardiaque s’emballe.
– Mais… T’étais sérieux ?
– Oh que oui !
Solène se fissure. Le sourire béat et le petit air mystérieux de Milo lui décrochent la mâchoire. Comme celui-ci semble vouloir qu’on lui arrache les vers du nez, Solène s’aventure :
– Qu’est-ce que… Tu… T’as rencontré quelqu’un ? Enfin… quelqu’un d’autre ?
Milo se trémousse sur sa chaise comme une adolescente sur le point de parler de son crush. Solène ne reconnaît pas son ami. Elle est suspendue à ses lèvres tout en étant convaincue qu’elle ne saura pas croire les mots qui sortiront de sa bouche. Pourtant, il se décide enfin à ouvrir les vannes.
– Oui ! J’aurais voulu que ce soit toi, mais que veux-tu, je n’ai pas eu la patience d’attendre que tu changes de bord.
– T’es con.
Comment peut-il plaisanter là, maintenant ? Solène le fixe, complètement ahurie, attendant ses explications.
– Elle s’appelle Gilda, elle est allemande et elle a un cul à se damner. T’en baverais, j’te jure. D’ailleurs, t’en baveras bientôt ! Elle a trente-trois ans, elle est pharmacienne et…
– Je ne te demande pas son CV, le coupe Solène.
Elle essaie de contenir sa détresse mais ne peut s’empêcher d’interroger :
– Mais… et Manuella ? Qu’est-ce que… Elle est au courant ?
Milo la regarde alors comme si elle venait de dire la plus grosse bêtise de sa vie.
– M’enfin, évidemment qu’elle est au courant ! C’est elle qui nous a présentés.
Solène essaie tant bien que mal de ramasser sa mâchoire, désormais incrustée sur la table du bar. Non, décidément, elle ne comprend rien.
– Milo… J’imprime pas, là. Tu peux reprendre depuis le début, s’il te plaît… C’est quoi cette histoire ? Tu me dis ça comme si… Enfin, ça fait trois ans que je vous connais, tous les deux, on court ensemble tous les samedis, on habite à deux étages d’écart dans le même immeuble, je mange plus souvent avec vous deux qu’avec mes parents… Vous êtes le seul couple hétéro de moins de cinquante ans qui me fait un peu rêver… Alors c’est quoi cette histoire ?
Elle essaie de parler calmement, mais elle sent bien sa voix partir dans les aigus sur sa dernière question. Milo la regarde comme si quelqu’un l’avait remplacée par un clone étrange.
– Tu es en train de me dire qu’on est… quoi ? Tes modèles ?
Ce n’est pas tout à fait ça, mais Solène ne le contredit pas. Elle se décompose une nouvelle fois de voir son ami exploser de rire. Comme elle ne réagit pas, il reprend :
– Faut vraiment que tu sois désespérée, ma pauvre… Je sais que tu te la joues « Solo » depuis des lustres, mais quand même !
Solène voudrait lui répondre sur le même ton désinvolte, mais elle en est incapable. Elle a l’impression que la terre s’effondre sous ses pieds, se détache en petits morceaux et elle aura beau courir vite, elle finira immanquablement par chuter.
Milo s’étrangle dans son hoquet de rire et reprend :
– Mais enfin, Solo ! Avec Manue, ça fait quoi… douze ans qu’on est ensemble ? Treize, peut-être… Mais ça fait bien cinq, six ans qu’il n’y a plus grand-chose…
Comme Solène ne semble toujours pas comprendre, Milo essaie de retrouver un peu de sérieux et poursuit :
– Qu’est-ce que tu veux que je te dise… Oui, on s’entend bien, on s’est toujours bien entendus. C’est une femme super chouette, mais ça fait bien longtemps qu’il n’y a plus… d’étincelle entre nous. Alors bon…
*
Solène ne comprend toujours pas. Milo ne peut pas lui avoir dit ça… Devant son incompréhension, il continue :
– Tu sais, on a toujours beaucoup parlé, Manue et moi. Et pendant les premières années de notre couple, on a fait au max. On voulait être l’exception, le couple qui dure sans tomber dans un conformisme qu’on trouvait tellement effrayant. Plus que tout, on avait peur de faire comme nos parents. Rester ensemble par obligation, par habitude. Mais bon, on s’aimait grave, alors on était persuadé d’être au-dessus de ça. Mais…
– Mais quoi ?
Solène a bien essayé de ne pas aboyer, mais les mots sont sortis si brutalement que Milo hésite à terminer son explication.
– Mais… Faut croire qu’on n’était pas au-dessus de la routine. Je ne saurai pas te dire comment c’est arrivé, mais au bout de quelques années, même si on se parlait toujours beaucoup, même si on avait encore plein de projets ensemble, on ne pouvait pas s’empêcher de constater qu’on changeait. Et qu’on s’attirait beaucoup moins… Le sexe est devenu… Enfin, tu vois ?
– Non, non. J’vois pas, non. Et j’veux pas voir !
– Allez, fais pas ta prude. Je crois que tu vois. Exactement comme ce que tu m’as raconté entre toi et… Sophie ? C’était ça son nom ?
De mauvaise grâce, Solène marmonne un « oui » dans sa barbe. Elle réalise alors que Milo sait tout de sa vie sentimentalo-sexuelle, alors qu’elle ne sait rien de la sienne… De la leur…
Après un petit clin d’œil qu’il veut complice, il reprend :
– Au fond, c’est Manue qui a ouvert la boîte de Pandore.
Solène étouffe un cri de protestation. Malgré elle, elle a envie de défendre l’absente qui n’a sans doute pas si tort… Mais elle se retient et écoute, médusée par les révélations de son ami.
– Il y a quatre ou cinq ans, on a commencé à parler de séparation, parce que nous ne voyions ni l’un ni l’autre l’intérêt de poursuivre une relation qui, malgré nos efforts, ne nous épanouissait plus suffisamment. Mais… Tu sais ce que c’est… On avait acheté l’appartement depuis deux ans à peine… Et vivre seul, par chez nous, aujourd’hui, c’est devenu un luxe que pas grand-monde peut se permettre. Elle encore, elle aurait pu, avec son salaire… Mais elle voulait m’éviter de rester en galère. Alors quand elle a proposé qu’on soit un couple ouvert, j’ai sauté sur la proposition !
Solène manqua de perdre à nouveau sa mâchoire.
– Un couple ouvert ?
– Oui. Genre, on vit ensemble, on continue à faire plein de choses ensemble, parce qu’on s’aime beaucoup, hein… Mais on s’autorise à avoir une vie sexuelle totalement libre en dehors du couple.
Cette fois, Solène ne cherche même pas à amortir le cliquètement de ses dents qui s’éparpillent sur la table métallique. Un couple ouvert… Et c’est Manue qui est à l’origine de cette idée… Elle n’en revient pas. Eux qui lui semblaient être un couple si stable, si équilibré… Tellement que depuis trois ans, elle vivait un enfer d’envie, de jalousie et de convoitise.
Abasourdie, mais curieuse, elle demande :
– Alors depuis cinq ans, chacun de votre côté, vous… avez des liaisons ?
Si Milo est toujours très amusé de la réaction de Solène, il continue de répondre, docile.
– Ça n’a pas été si simple. Dans un premier temps, on ne savait pas trop quoi faire. On passait plus de temps à essayer de définir le cadre de notre nouveau… « couple libre » qu’à vivre notre liberté. Il m’a fallu plus d’un an pour oser coucher avec une autre femme. Chaque fois qu’une occasion se présentait, j’avais l’impression de la tromper, et quand je lui en parlais, je me faisais engueuler.
Devant le sourcil interrogateur de Solène, Milo explique :
– Elle m’en voulait de ne pas aller au bout, elle disait qu’il fallait bien qu’un de nous deux commence… Et je crois qu’elle avait résolu que ce serait moi. Et la première fois, quand je lui en ai parlé, elle m’a semblé tellement… soulagée ! Alors on a repris le cours de nos vies, presque comme avant. Elle aussi a fait une première rencontre, et elle m’en a parlé aussi, et puis très vite, on s’en parlait de moins en moins. On avait plus ou moins convenu qu’on ne s’interdirait pas de dire les choses, mais qu’on ne s’imposerait jamais nos partenaires. On avait même anticipé le fait que peut-être, un jour, l’un de nous trouverait une personne qui lui ferait reconsidérer notre couple. Mais jusqu’à maintenant, ça nous convenait bien à tous les deux.
– Mais… Mais… Comment se fait-il que je n’aie rien vu… que vous ne m’ayez rien… dit…
– Solo, on t’aime, tu sais, mais ça, c’est privé. Ça faisait partie de notre accord. La discrétion. Sauf qu’aujourd’hui, avec Gilda, je n’ai pas envie de rester discret. Et là aussi, je crois que c’est un soulagement pour Manue.
Solène n’entend presque pas les derniers mots de son acolyte tant son cœur bat fort dans sa poitrine et à ses tempes. Depuis trois ans qu’elle s’efforce d’être la meilleure amie possible pour Milo, elle réalise que celui-ci ne s’est jamais vraiment confié à elle… Mais maintenant qu’elle voudrait qu’il se taise, maintenant que le moindre mot qu’il ajoute semble vouloir faire voler son esprit en éclat, il poursuit ses aveux comme dans un sombre épisode de « Confessions intimes ».
– Je te jure, Solo… Cette fille est incroyable. Elle me fait vriller. Je ne savais même pas qu’on pouvait aimer le sexe à ce point ! Je ne savais même pas que MOI, j’aimais ça à ce point ! Elle a une de ces façons de…
La voix de Milo se noie dans une tonalité cotonneuse. Solène perd complètement le fil de la conversation. Elle ne peut pas supporter de voir les étoiles briller dans les yeux de ce gars, qu’elle considérait, il y a quelques minutes encore, comme son ami. Elle sait qu’il lui parle de l’allemande, mais Solène ne voit que Manuella. Elle l’imagine, alors que Milo laisse couler sa passion pour une autre, seule, triste, désespérée, en larmes, inconsolable. Peu importe cette soi-disant idée de « couple libre ». A l’heure actuelle, Manue est sans doute effondrée. Solène le sait, et cette certitude la tord de douleur. Elle ne peut empêcher une grimace que Milo remarque aussitôt.
– Ton point de côté, encore ?
Elle acquiesce d’un signe de tête, pour ne pas avoir à se justifier devant lui. Elle a brusquement envie d’être ailleurs. Elle ne veut pas lui faire face. Elle s’inquiète pour Manue.
– On devrait y aller, si tu peux marcher. Je ne veux pas faire attendre Gilda…
– Je croyais que tu voulais faire vite pour Manue… », ne peut s’empêcher de rétorquer amèrement Solène.
– Aussi.
Solène serre les dents, pour éviter de réagir trop violemment au sourire insolent de son interlocuteur.
– Pars devant, répond-elle. Moi je vais rentrer en marchant.
– D’acc. Si jamais t’as un peu de temps, aujourd’hui ou demain, viens m’aider à bouger mes cartons !
Interdite devant le clin d’œil et la légèreté de Milo, Solène le regarde partir de sa foulée la plus rapide.
*
Sur le chemin du retour, Solène se sent gagnée par une sorte de nausée inexplicable qui lui fait l’effet d’un mal de mer doublé d’une bonne cuite. Elle a l’impression que ses sens sont altérés. Son pied claque le sol comme si ses jambes n’étaient pas à la bonne taille. Elle ne reconnaît pas les bruits de la ville : ils ne rebondissent plus autour d’elle, ils se dissolvent dans un son mat et terne. Les couleurs de septembre sont dévastées, absorbées par un buvard granuleux qui n’en finit pas de gratter.
En pénétrant dans son immeuble, elle jette un œil à la porte close au fond du couloir de droite du rez-de-chaussée. Derrière le bois brun, elle devine les larmes, les crises, les disputes. Elle visualise, comme équipée des yeux tout-puissants de Superman, cette grande femme, si forte et si fière, si impressionnante tant par sa carrure de basketteuse que par son calme olympien, elle la voit, là, anéantie, recroquevillée, agitée de sanglots incontrôlables, n’ayant pas même la force de dire adieu à l’amour de sa vie… Cet imbécile immature que Solène a vraiment essayé de considérer comme son ami.
Cette vision d’horreur lui fait presser le pas et elle monte les marches deux par deux pour s’enfermer dans le confort rassurant de son appartement, au second étage. Mais cet appartement aussi est plein de ses voisins et « amis ». « Amis ? », comment ose-t-elle seulement le prétendre ?
Écœurée, bien plus d’elle-même que de Milo, elle s’enfonce dans son canapé et ferme les yeux. Sa mémoire la submerge en souvenirs qui refluent plus violemment encore que sa nausée.
*
Le curseur du clavier de son téléphone clignote depuis de longues secondes. Cela fait déjà quatre ou cinq fois qu’elle est obligée de rallumer son portable car celui-ci se met automatiquement en veille avant qu’elle ait pu taper la moindre lettre.
L’écran reflète sobrement le nom du destinataire : « Manuella R. ». Solène a conscience d’être ridicule. Depuis des heures, elle essaie de sortir de sa torpeur. Depuis des heures, elle se dit qu’elle doit envoyer un message à Manuella. Un message de soutien. Un message amical. Un message pour lui dire qu’elle peut compter sur elle… Que même si Milo est son ami, elle ne cautionne pas ce qu’il lui fait. Un message sororal et bienveillant…
Mais le curseur clignote dans le vide. Solène ne se sent ni sororale, ni bienveillante. Elle tremble comme une feuille. Elle ne comprend pas. Elle ne pense qu’à Manue et à sa peine.
Quand le téléphone vibre entre ses mains, elle sursaute. Le message de Milo s’affiche : « Vas-y, Solo, fais pas comme si t’avais mieux à faire. Viens nous aider à bouger le canapé ! »
Incrédule, elle regarde son téléphone comme s’il était sur le point de la mordre. Elle est d’abord tentée de répondre par trois émojis de majeurs insolemment érigés, mais elle se retient.
Elle finit par lâcher son téléphone et se lève. Elle esquisse quelques pas vers la cuisine, s’arrête, fait demi-tour et se dirige dans la salle de bain sans parvenir à savoir pourquoi elle est venue là. De retour dans le salon, elle reprend machinalement son téléphone, comme s’il allait lui dire quoi faire.
« Viens nous aider », a demandé Milo. N’y aura-t-il donc pas de limite à la goujaterie de ce gars ? Et dire qu’elle pensait le connaître, voire l’apprécier ! Rien qu’à l’idée de se retrouver face à lui, elle se sent mi Conor McGregor, mi Mohamed Ali, le tout dans le corps d’une bonne femme d’un mètre soixante et de cinquante-huit kilos…
A l’intérieur, elle bouillonne, mais elle reste là, figée au beau milieu de son salon.
C’est la sonnerie de l’interphone qui finit par la faire sursauter une nouvelle fois. Elle décroche avec un « oui » inquiet. La voix qu’elle entend alors la fait vaciller.
– Solo, c’est Manue. Tu descends ? On a besoin de toi pour sortir le canapé.
Si Solène avait un brin de lucidité, elle pourrait percevoir les élans enthousiastes dans les inflexions grésillantes à l’autre bout du fil. Mais Solène n’est plus tout à fait là. Manue l’a appelée. Elle enfile ses chaussures et se précipite déjà dans les escaliers, non sans appréhension.
En arrivant au rez-de-chaussée, elle s’attend à tout… Surtout au pire… Mais elle manque de tomber à la renverse quand Manue lui ouvre la porte avec son plus beau sourire. Derrière, Milo s’agite avec deux cartons en même temps et c’est lui qu’elle entend crier :
– Ah ça y est, elle est arrivée, la feignasse ?
– Ne l’écoute pas. Pour une fois qu’il fait quelque chose, tu te doutes qu’il faut que tout le quartier soit au courant…
Manuella a parlé sur le ton de la plaisanterie et a ponctué sa phrase d’un petit clin d’œil complice. Solène a l’impression d’avoir intégré, bien malgré elle, une mauvaise blague à l’échelle planétaire, du style « le Truman Show ». Ce sont bien ses voisins et amis qui sont là, devant elle, et qui s’activent à vider, du moins partiellement, cet appartement qu’elle connaît presque aussi bien que le sien.
C’est bien Milo, ici, qui efface toute trace de sa présence, ces six dernières années, dans ce trois pièces bien agencé. C’est bien Manue, là, qui la presse de rentrer, tout sourire, et qui lui propose une bière avant de la mettre à contribution pour sortir le canapé que l’amour de sa vie emporte avec lui… loin d’elle… et qu’il partagera avec Gilda !
Non, vraiment, Solène ne comprend rien à ce qui est en train de se passer. Pourtant, comme d’habitude quand elle traîne avec eux, elle essaie tant bien que mal de faire bonne figure. Elle attrape un carton au passage et suit Milo qui charge un camion par l’entrée du jardin. Il l’a loué tout à l’heure, précise-t-il. Il voulait éviter de faire traîner.
– Le problème, tu vois, c’est le canapé », ajoute Manue qui les suit avec deux gros sacs. « Quand on nous l’a livré, ils l’ont passé par-dessus le grillage, dehors, parce qu’il ne passe pas par la porte d’entrée… Alors si on s’y met tous les trois, on arrivera peut-être à le faire repasser.
– Je vais passer en premier. Ne vous inquiétez pas les filles, je suis l’homme de la situation.
Manue éclate de rire mais Solène n’arrive pas à se dérider. Très terre à terre, elle rappelle :
– Euh… les amis… je vous rappelle que, moi, je suis loin de vos altitudes… Comment vous voulez que je vous aide à lever ce machin aussi haut ?
– Tu n’auras pas forcément besoin de lever, mais peut-être de nous stabiliser… et de nous diriger. T’inquiète, je suis au moins aussi forte que lui !
Manue prend une pose de bodybuilder qui parvient presque à décrocher un sourire à Solène. Mais déjà, Milo soulève son côté de canapé avec impatience. Solène se charge d’ouvrir la baie-vitrée et de diriger approximativement le couple… l’ancien couple.
Quand ils arrivent devant la haie, Manue rit, un peu nerveusement.
– Elle a quand même sacrément poussé, cette haie…
– Et encore, je l’ai taillée le mois dernier », fanfaronne Milo.
– Allez, à trois, on lève.
– Trois !
Milo a crié et ses bras se sont levés presque aussitôt. Manue ne se laisse pas distancer, et avant que Solène ait pu la rejoindre pour lui donner un coup de main, les deux géants portent leur canapé à bout de bras, comme s’il s’agissait d’un décor en polystyrène. En quelques secondes, le meuble a franchi l’infranchissable haie, est déposé sur la plateforme du camion, et recouvert de couvertures et de sangles qui le maintiennent fermement.
Quelques chargements de cartons plus tard, Milo embrasse chaleureusement son ex-voisine et son ex-compagne, prend le volant, et le camion disparait au coin de la rue.
*
Les deux femmes se replient à l’intérieur. Plus que jamais, Solène redoute le silence qui s’installe, mais elle n’a pas le temps de trembler. Manue lui propose de prendre un verre pour se remettre de leurs émotions, et, comme si elle venait de dire une énorme bêtise, elle pouffe en portant la main à sa bouche…
– Ça va être moins confortable, tout de suite, sans le canapé…
Solène sourit, d’un sourire de façade, d’un sourire qu’elle sait attendu mais qu’elle a bien du mal à convoquer. Elle se sent comme un crapaud dans le bac à chlore d’une piscine : piégée, en danger. La mort dans l’âme, elle prononce alors ces mots qu’elle s’était promis de toujours retenir :
– Viens à la maison, enfin… je veux dire… On va chez moi si tu veux. Je ne sais pas ce que j’ai à boire mais…
Elle n’a pas le temps de finir sa phrase que Manue la coupe en ouvrant son frigo.
– T’inquiète, j’ai ce qu’il faut ! On prend à boire ici, on monte chez toi, on commande des pizzas et on se passe une bonne petite soirée entre filles, pour une fois !
Solène est pétrifiée. Les bouteilles de bière fraîche grelottent dans les bras puissants de Manue. D’un mouvement de hanche aguerri, elle ferme le frigo et s’engage déjà dans le couloir.
Quand Solène lui ouvre sa porte, Manuella la remercie :
– C’est vraiment sympa d’être venue nous aider. Et puis… Je sais que préfères sans doute passer ton temps avec Milo, et je ne suis peut-être pas aussi drôle que lui, mais il faudra te contenter de moi, dans l’immédiat ! Sauf pour votre footing du samedi… Là, je pense que même Gilda ne fera pas le poids !
Solène croit voir passer un léger voile, dans le sourire de Manue. Un voile qu’elle attribue à sa douleur d’avoir perdu l’homme qu’elle aime pour une greluche allemande de 34 ans. Un voile qui, maintenant qu’il est parti, va finir par ensevelir cette expression faussement guillerette qu’elle semble devoir porter pour éviter de souffrir. A tout instant, Solène s’attend à ce que Manue s’effondre…
Mais elle ne le fait pas. Au contraire, elle attrape une petite cuillère qui traîne sur l’îlot, et décapsule deux bières.
Quand elle tend la sienne à sa voisine, Manue sourit et ses yeux déploient toute une galaxie d’étoiles qui feraient perdre le nord au voyageur le plus expérimenté. Alors Solène, bien décidée à repousser l’aventure, ferme les yeux et, en désespoir de cause, porte sa bière à ses lèvres. Sa fuite sera alcoolisée.
Pourtant, si on peut survivre aux désastres, gardons-nous bien d’avoir l’hybris* d’essayer d’en faire autant avec les astres !
*L’hybris : la prétention, la démesure…
Parfait comme d’habitude.
Avec un peu de perversité à nous faire languir d’une suite quand on avait envie de lire cette nouvelle d’une traite…
Ou une maîtrise du suspens à la Hitchcock!
Bref du talent pour nous tenir en haleine.
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Sacré commentaire, comme d’habitude ! 😉
J’ai bien failli attendre de l’avoir finie pour la publier… Mais j’avais peur que ça fasse trop… Normalement, celle-là devrait être bien plus courte que la dernière ! Normalement…
Merci pour ce commentaire et pour votre lecture toujours fidèle @Clarawtqh !!
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Hello, cette nouvelle histoire me plaît beaucoup, vivement la suite 😊
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Bonjour. Merci pour ce début de récit. J’ai hâte de pouvoir lire la suite.
Bien à vous.
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