APPRENDS-MOI… (chap. 2)

Chapitre 1

– Madaaaaaaaaame, c’est quand que vous nous rendez les copies ?

– Demandé comme ça ? Jamais.

Le plus frustrant, c’est de constater que l’élève syntaxcide* ne comprend pas pourquoi tant de haine…

Mais pourquoi ne sortent-ils pas ? C’est la récré qui vient de sonner ! Dans une minute, dix collègues me précéderont devant la machine à café, et aujourd’hui, je n’ai pas envie d’attendre. Aujourd’hui plus que jamais, j’ai BESOIN de ce café.

Quand j’entre en salle des profs, les visages se retournent sur moi et j’ai droit aux sourires compatissants des uns et des autres. J’ai l’impression de vivre mes dernières minutes avant une exécution publique.

– Hé, ça va hein, c’est juste une inspection, les gars ! J’en ai déjà eu avant et j’en aurai d’autres !

C’est qu’ils vont finir par me mettre la pression entre tous !

Une inspection, c’est un peu comme une visite chez le dentiste… Même quand tu te brosses bien les dents, tu n’es jamais à l’abri d’une mauvaise surprise. Je me sens prête, autant qu’on peut l’être : mes cours sont faits, le cahier de texte est à jour, mes plans de séquences et ma progression sont quasi complets… et pourtant.

Le stress est une habitude à la fois inutile et désagréable. Note pour plus tard : résilier l’abonnement aux habitudes inutiles et désagréables.

– Ton inspectrice est arrivée ? me demande la coordonatrice de lettres pendant que je fais glisser tout ce qu’il reste de ma monnaie dans la machine à café.

– Aucune idée… Je ne sais même pas à quoi elle ressemble. C’est la nouvelle, apparemment. Paulin, je crois ?

– Ah oui, Paulin ! Enfin… nouvelle, ça fait plus d’un an qu’elle est sur le secteur. T’as de la chance, elle est sympa.

– Blablabla… Je n’écoute pas les « on dit ». Bon, d’habitude, on me prépare surtout au pire… Mais là, t’imagines ? Je vais être super déçue s’il s’avère que c’est un monstre !

Ma collègue esquisse un sourire qui brusquement se fige en grimace étonnée. Derrière moi, une voix chaude et inconnue me fait sursauter :

– Un monstre ? Pas aujourd’hui, mais pour vous, je peux peut-être faire une exception…

Non… Pitié. Ne me dites pas que…

– Maëlle, laisse-moi te présenter Violette Paulin, s’étrangle mon abominable collègue dans un fou-rire totalement inapproprié.

– Je suppose que vous êtes ma victime du jour ?

Cette voix… Un frisson me parcourt l’échine et comme je n’ose toujours pas lui faire face, la voilà qui se matérialise sur ma gauche.

– Maëlle Costa ? me demande-t-elle dans un sourire carnassier.

– Coupable…

J’adopte un air penaud en saisissant la main qu’elle me tend. Je devrais être mortifiée, mais son sourire m’en empêche.

Il y a des secondes qui passent au ralenti, des secondes qui échappent à notre contrôle et au rythme implacable du temps. C’est une seconde comme celle-là que je vis. Une seconde pendant laquelle elle m’observe et je la détaille. Une seconde pour la connaître. Je fais partie des personnes qui ont confiance en leur instinct, et il ne faut pas plus d’une seconde à mon instinct pour comprendre que cette femme est dangereuse. Est-elle sérieuse ? ironique ? belle ? moche ? intelligente ? lourde ?

En cette seconde, rien n’est clair… que cette certitude : elle est dangereuse. Est-ce un a priori ? Après tout, c’est mon inspectrice, elle est là pour… me remettre en question.

Pas d’affolement. Soyons sociable.

– Vous… vous êtes en avance.

– Oui, je sais. Ma première visite ce matin a été annulée, l’enseignant s’est fait porter pâle… Encore un qui a dû me prendre pour un monstre ! sourit-elle en remuant le couteau dans la plaie. Du coup, je me suis dit que je pourrais venir ici au plus vite. Ne vous inquiétez pas, je viendrai à onze heures dans votre classe, comme prévu. Je voulais juste profiter d’un de vos postes pour avancer sur mes rapports de la semaine.

– Je vais vous laisser mes codes d’accès. Je n’ai plus cours de la matinée, s’empresse de dire ma collègue.

Comme elles se dirigent toutes deux vers l’un des ordinateurs libres de notre espace de travail, je profite de cet instant pour mieux scruter ma tortionnaire en engloutissant mon café.

Difficile de deviner son âge… Je dirais qu’elle a un peu moins ou autour de quarante ans, assez bien faite de sa personne mais toutefois assez austère dans sa façon de s’habiller. Son tailleur pantalon bleu marine et sa chemise blanche, sans fioriture ni accessoire, lui confèrent une certaine classe, bien que l’aspect général soit un brin trop strict à mon goût. Ses cheveux sont ramassés dans un chignon anarchique. Plusieurs mèches bouclées s’en échappent et sont maintenues par une paire de lunettes à la monture noire et épaisse. Son maquillage est discret, naturel. Son visage ne nécessite pas de grands travaux de camouflage. Ses traits, à la fois fins et francs, laissent percevoir une sorte de douceur profonde dissimulée par des attitudes maîtrisées et ce masque social que nous nous imposons tous.

Oui, elle semble tout à fait à sa place dans son rôle d’inspectrice… Et pourtant, quelque chose m’interpelle.

Quand elle délaisse les explications de ma collègue pour porter son regard sur moi, je comprends tout à coup. Je n’ai aucune envie de l’associer à sa fonction. Ses yeux… En d’autres circonstances, j’aurais fondu sous ce regard insistant. D’ailleurs je…

NON ! Impossible. Ressaisis-toi nom de Dieu !

Sa victime… Sa proie… C’est bel et bien ce que je suis pour elle, professionnellement parlant, et rien d’autre !

Alors pourquoi me regarde-t-elle comme ça ? Il faut vraiment qu’elle arrête parce que je… pointe ?! Non mais c’est pas vrai !

Atterrée, je ne peux que constater cette absurde vérité : mes seins impudiques trahissent ma confusion charnelle. Tout à coup, je tremble de relever la tête… Quand je croise à nouveau son regard, j’ai envie de m’enterrer. Elle sourit ! Elle a vu ! Elle a vu et elle sourit !

Je sens le rouge me monter aux joues et une vague de chaleur m’envahir alors que je croise mes bras pour essayer de cacher ma honte au reste du monde.

Diable.

Cette inspection est une tragédie. Je suis le jouet du Destin. Perchées dans leur Eternité, les Parques** s’acharnent sur moi, pauvre mortelle. Achevez-moi !

Chapitre 3

*Syntaxcide est une création verbale. Construit à partir du radical « syntax-« , relatif à la syntaxe (partie de la grammaire qui établit les règles sur l’ordre des mots dans la phrase en fonction du sens), et du suffixe « -cide » (qui tue ce qui constitue le radical). Le tout est un adjectif qualificatif qui désigne ici un élève tueur de syntaxe. C’est violent. C’est mal.

**Les Parques (du latin Parcae, provenant des mots parco, parcere, « épargner ») sont, dans la mythologie romaine, les divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance à la mort. Elles sont généralement représentées comme des fileuses mesurant la vie des hommes et tranchant le destin. Elles sont le symbole de l’évolution de l’univers, du changement nécessaire qui commande aux rythmes de la vie et qui impose l’existence et la fatalité de la mort.

18 commentaires

  1. 😀 😀 😀
    Ton écriture n’a pas changé, j’aime la manière dont tu arrives à exprimer toutes ces expressions corporelles, sentiments, aussi simples, pudiques, gênants soient ils.
    Ta narratrice est très attachante… Ton suspens diaboliquement diabolique… Vivement la suite !!! 😉 😀

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  2. Tu as fait exprès de terminer ton récit de façon à ce que tes lecteurs/trice soient impatients de découvrir la suite, c’est d’une cruauté ! 😉

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  3. Euh non pas du tout @pucedepoesir ! 🙂 Pourquoi il y aurait que les américains qui peuvent avoir d’excellents scénaristes ? En France aussi il y en a, c’est juste qu’ils leur manque un peu d’audace et de confiance. Ca pourrait commencer au moins par une web série.. ! 😉

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