Cent masques

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Cent masques

Coralie a dix-sept ans. Ses amis l’appellent Cora, mais elle n’a pas vraiment d’ami. Uniquement des personnes qui lui adressent régulièrement la parole, parfois même gentiment. Elle n’arrive pas vraiment à se sentir à son aise au lycée. 

            Coralie a toujours l’impression d’être différente. A dire vrai, elle se sent tout aussi étrangère dans sa propre famille. Elle les aime et elle sait qu’ils l’aiment, mais la frontière qui les sépare est aussi infranchissable qu’immatérielle. 

            Elle a toujours l’impression que les gens attendent quelque chose d’elle : ses parents, ses professeurs, ses amis. Même la dame croisée au hasard dans la rue attend qu’elle lui renvoie son regard, son demi-sourire. 

            Coralie connaît les codes. Alors depuis toujours, avec tout le monde, elle fait semblant. 

            Coralie sait qu’elle ne peut survivre qu’à travers ses masques. Elle en a toute une collection. Elle en sort un pour chaque occasion. Elle est passée maîtresse dans l’art subtil du paraître. 

            Un jour, elle a vu une émission sur le transformisme, ce métier fascinant qui consiste à changer d’apparence en une fraction de seconde. Elle s’est tout de suite identifiée. 

            Depuis, elle est devenue « Coralie la transformiste ». D’une situation à une autre, d’une personne à une autre, elle est maintenant capable de porter le masque adéquat. Elle ne se trompe jamais. 

            Coralie ne ment pas vraiment. Elle ne dit aux gens que ce qu’ils veulent entendre. Elle ne fait devant les gens que ce qu’ils attendent d’elle. 

            Coralie sait toutefois que c’est un mode de vie épuisant. Elle dort peu. Elle s’adapte tout le temps. Elle est « Coralie le caméléon ». Elle jongle d’une identité à une autre. Elle danse sur dix, vingt, trente scènes en même temps. Elle peut porter jusqu’à cent masques par jour, sans attendre le moindre applaudissement.

            Coralie ne se pose pas de question. Mais des réponses affluent de tous côtés, tout le temps, pour toutes ces questions qu’elle n’a pas le temps de se poser. Dans la journée, elle ne les écoute pas. Elle ne doit pas perdre sa concentration. Mais la nuit…

            La nuit les réponses font des farandoles bruyantes devant, derrière, partout autour de son écran mental. 

            Quand elle essaie de les déchiffrer, ces réponses en amènent d’autres, qui elles-mêmes se reproduisent. Et la farandole devient émeute. 

            Quand elle tente de les éviter, ces réponses creusent son matelas, tambourinent aux murs, brûlent sa peau et chassent les vestiges d’un sommeil pourtant bien mérité. 

            Quand elle les laisse tourner en rond, ces réponses finissent par la bercer. Pour quelques heures, quelques minutes parfois. Elle peut alors récupérer suffisamment d’énergie pour faire fonctionner « Coralie, la transformiste caméléon » une journée supplémentaire. 

            Coralie est désabusée. Elle ne croit plus en son espèce. L’Homme qui survit est un individu en carton, comme ses masques. Elle est elle, mais elle pourrait être autre. Personne ne le remarquerait. 

            Coralie a dix-sept ans. Elle arrive au lycée et fait face à son quotidien. Elle porte le masque : « Lycée/matin/plein-de-monde/pas-envie-de-parler ». Elle monte les marches et évite le groupe de filles qui se disent ses « amies ». 

            Quelqu’un la bouscule. Elle se retourne prête à porter le masque « T-as-envahi-mon-espace/dégage/je-n-existe-pas ». Une paire d’yeux étonnés la regarde un peu trop. Une paire d’yeux qui ne s’arrête pas au masque. Une paire d’yeux dans un visage que Coralie ne connaît pas. Des yeux qui semblent la voir, derrière… qui la trouvent.

            Coralie doute. Elle n’a pas le temps de chercher quel masque porter que l’autre la questionne : 

– T’es qui ?

– Personne, répond Coralie par habitude. 

– Ça tombe bien, moi aussi ! » lui dit l’autre dans un sourire. 

            Coralie rattrape tant bien que mal son masque de « Rencontre-inclassable/souris-mais-pas-trop/on-a-failli-échanger-des-trucs ». Elle essaie de le raccrocher à son visage mais le masque est trop mou. Il est en train de fondre.

– Ça fait un moment que je t’ai remarquée, dit l’autre, souriant toujours.

            Coralie ne comprend pas. Ses masques se sont dissous. Il n’en reste pas même une poudre. Pas le moindre fard. C’est alors que, démasquée, elle sourit à l’autre Personne. 

« Portrait d’Amour », Acrylique sur toile, 2020

Je partage avec vous ces quelques lignes, écrites il y a plusieurs années maintenant, comme un souvenir de ce que peut être l’adolescence, si étrange, si hostile, si banale…
A baigner dedans, professionnellement, on voudrait en oublier les marasmes… Mais, souvent, le bruit d’un masque qui s’effrite dans le brouhaha d’une salle de classe nous fait tendre l’oreille.
Certains se reconnaîtront peut-être.

Pour les nostalgiques des récits érotiques, patientez encore un peu… Il se peut que la B.U.L.L.E. s’agite dans les prochaines semaines… 😉

5 commentaires

  1. Et si quelqu’un d’autre n’osait pas nous murmurer ce que nous sommes !
    Assis sur un arbre décroché de ses racines, l’inconnu frissonnait jusqu’à sa propre cime.
    « Ici personne ne t’attend et toi-même, tu n’attends personne.
    De ce fait, personne n’est attendu !

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  2. J’ai été saisie à votre lecture, moi qui porte des masques depuis si longtemps.
    Touchant, prenant, transperçant, comme d’habitude.
    Puisse Coralie avoir laisser définitivement tomber ses masques.

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