Ailleurs

Ailleurs

 

Lara a treize ans. Sa vie, c’est sa chambre, son écran, sa famille. Mais surtout, sa vie c’est Célia et Sami, ses deux meilleurs amis. Elle rit avec eux, pleure avec eux, affronte le collège, les adultes et le reste du monde avec eux. Ensemble, ils partagent tout : leurs projets, leurs peurs, leurs biens. Lara sait que les choses ne sont pas parfaites, mais tant que Célia et Sami sont avec elle, elle peut tout vivre : ils la comprennent, elle les comprend.

Lara en a marre qu’on lui répète qu’elle a de la chance : oui, elle ne manque de rien – mais elle n’a toujours pas l’iPhone 7 – oui, ses parents sont toujours ensemble – mais ils se disputent souvent et son père n’est jamais là… et quand sa mère rentre elle est toujours énervée – oui, elle vit dans une jolie maison avec piscine et elle a sa propre chambre – mais les voisins, eux, ont un super plongeoir, quant à sa chambre, elle n’a même pas pu choisir la couleur de son lit… et il a au moins cinq ans ! – oui, elle est en bonne santé – mais elle a au moins deux kilos en trop et son nez est tordu – oui, elle va dans un collège privé – mais ses profs ont au moins cent cinquante ans et ils interdisent les portables dans l’établissement – oui, elle fait de la danse et du cheval – mais elle n’a eu que le second rôle dans le spectacle, l’année dernière, et ses parents refusent toujours d’aménager le jardin et de construire un box pour accueillir Silverstar, sa jument.

Parfois, alors que Sami et Célia l’attendent pour chatter après manger, ses parents l’obligent à raconter sa journée, à débarrasser la table et à regarder le journal télé. Alors, oui, Lara, treize ans, est bien placée pour parler d’injustices et de frustrations.

Ce soir, à la télé, Lara rencontre Zora, qui a le même âge. Son regard perce l’écran et rappelle à la jeune fille les yeux noirs de Célia, sa meilleure amie. Dans ceux de Zora, Lara s’étonne de lire autant de malice et de vie. Ce n’est qu’une photo, mais Lara en est sûre, Zora est trop belle, elle pourrait sans problème intégrer leur groupe ! Sami tomberait peut-être amoureux d’elle… Lara tend l’oreille et cherche à savoir pourquoi on parle de Zora aux infos. Elle ne comprend pas tout mais elle se dit que Zora a peut-être fait une bêtise, parce que ses parents fixent l’écran d’un air catastrophé. Curieuse, elle leur demande de lui expliquer. C’est papa qui raconte, d’une petite voix gênée qu’elle ne lui a presque jamais entendu. Zora est coupable d’avoir été violée par un homme de trois fois son âge parce qu’elle lui avait souri sans son voile. Les hommes de sa famille, mus par la honte qu’elle venait de jeter sur eux, l’avaient lapidée. Tuée à coup de pierres, précise papa.

Lara ne comprend toujours pas.

Ailleurs, on meurt d’un sourire.

 

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Ailleurs

 

Ahmed est ailleurs.

Enfin, aurait-il dit. Avant.

Son ailleurs a un gout de sable, de poussière, de moteurs en surchauffe, de caoutchouc brûlé, de chiens aboyant, hurlant, glapissant, gémissant – Les chiens ici ne semblent jamais se taire, éternels protestataires contre l’injustice. Des âmes damnées condamnées à subir les coups de pied, les cailloux, les jeux sadiques des enfants – de la merde. De la frousse aussi.

Il chie dans son froc, Ahmed.

Même avec sa kalach’, son couteau d’égorgeur.

Même quand il laboure son épouse aphasique.

Il pète de trouille.

Alors il fanfaronne, il demande à en être – de tout – des combats des lapidations des décapitations des lancers de pédés au bord de la falaise des combats et ainsi de suite – de tout pourvu que ça ne se voie pas.

Il comprend pas, Ahmed. Il a tout, pourtant. Quand il se branlait dans son petit lit de sa petite chambre dans le petit pavillon de ses parents dans la banlieue de Belfort – tout en surfant sur les bons sites et en écoutant en boucle des récitations de sourates – c’était ça, son ailleurs. Exactement. Une vie pieuse d’émir. Loin des kouffars qui lui souillaient son aujourd’hui.

Ahmed Al-Faransi. C’est lui. Emir. Responsable de sa petite troupe. Dans sa grande villa, avec ses serviteurs, sa femme. Encore plus de femmes, s’il veut. On le salue dans la rue. On s’écarte. A la mosquée, il occupe une place de choix. Il est craint.

Il comprend pas.

Un autre ailleurs revient le hanter. Il ne sait pas depuis quand. Peut-être depuis qu’il a croisé le regard de cette gamine, cette gamine qu’il appelle sa femme. Qui ne parle pas, ne bouge pas. Mais le regarde. Intensément.

Alors la nuit, dans ses cauchemars, c’est un autre ailleurs qui revient le hanter.

Sa petite chambre, avec ses affiches de film bien trop grandes. Comme ses rêves, à l’époque. Quand il s’appelait encore Arthur. Comme l’autre, celui de Charleville. Le Voyant. Lui aussi il voulait écrire, parcourir le monde, être poète. Pourquoi pas ? Avait dit son prof, en souriant. Tu écris bien. Il faut persévérer. Tu es doué. Va en L.

T’es pédé ou quoi, avait dit son père.

Ben oui, la poésie, c’est un truc de gonzesses.

C’est pas un boulot, poète. Putain ! De quoi tu vas vivre ? Tu te débrouilles en maths, tu fais un truc, chais pas, ingénieur, quoi. Tu pourras bosser chez Peugeot, dans les bureaux. Pas question que je casque pour des études de branleuse ! avait répété le père.

Alors Arthur avait obtempéré. Déjà la trouille, en fait. Déjà.

Il avait ravalé son ailleurs, passé son bac, s’était inscrit à l’IUT. Rien de bien glorieux, mais ça suffisait à satisfaire son père. Et puis il avait croisé les Frères. Et plongé. D’un coup. Pourquoi ? Le Verbe. Il avait trouvé un autre Voyant. A peine avait-il récité la chahada qu’il était parti.

Pour cet ailleurs pas si éloigné que ça d’Aden.

Mais le Verbe était mort, dès son arrivée. La crasse, la peur, une peur qui lui rongeait les os – il le sentait – l’avait enserré dès le début.

Il n’en pouvait plus. Il souhaitait presque, dans ses nuits d’insomnie, que le drone qui devait sûrement être à sa recherche le trouve enfin.

Qu’on en finisse.

Qu’il parte. Ailleurs.

 

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Quelques mots pour expliquer ces textes : avec certaines collègues, profs de lettres elles aussi, il nous arrive de nous lancer des petits thèmes pour motiver nos plumes respectives (oui, je sais, c’est bien un passe-temps de prof de lettres, ça…). Le dernier thème est tombé hier: « Ailleurs ». J’ai choisi de vous présenter ici deux textes que je trouve particulièrement complémentaires.

Le premier est né d’une phrase qui tourne en boucle dans ma tête depuis plusieurs jours et qui ne m’aide pas à trouver le sommeil : « Ailleurs, on meurt d’un sourire ».

Dans le second texte, vous lisez les mots de Delphine L., amie et collègue en littérature que je suis très heureuse de pouvoir vous faire découvrir ici.

En espérant que nos écrits vous parlent… n’hésitez pas à partager vos impressions !

 

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2 commentaires

  1. C’est puissant.
    Les deux textes, combinés, on peut penser que ça se passe au même moment et c’est d’autant plus poignant.

    Je me sens un peu Lara treize ans, même si je n’ais pas la totalité de ses privilèges (et que du haut de mes seize ans, cela m’importe nullement) c’est fou comme le petit écran peut être si révélateur et remettre en question notre vision du monde…

    D’un autre côté, Ahmed en a une au quotidien d’autre vision du monde. C’est en superposant les deux écrits qu’on se rend compte que le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, même si la limite est bien réelle quand on confronte les extrêmes…

    Merci pour tout

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